Pat Steir, la peinture en cascades

Jusqu’au 8 janvier 2011, la galerie Jaeger Bucher (Paris) expose dix peintures récentes de l’artiste américaine Pat Steir. L’occasion de s’interroger sur les tenants et aboutissants d’une œuvre qui depuis 1964 se développe en utilisant une propriété spécifique du médium pictural dont se méfient la plus part des peintres : la peinture ça coule. Très tôt l’artiste débutant, comme le jeune enfant, apprend, presque sans y réfléchir, à jouer de la quantité, de la consistance du mélange pigments, liant, liquide et à être attentifs à la gravité lors du dépôt de la matière colorée sur un support particulier.

La plupart des peintures réalisées sur toile sont destinées à être accrochées à la verticale devant un mur. Pourtant de nombreux artistes contemporains suivent l’exemple de Jackson Pollock et travaillent leurs œuvres à l’horizontal, au sol ou sur des tréteaux. Ils jouent avec la viscosité de la peinture et ce que les chimistes comme les fabricants appellent : le tendu, à savoir la capacité d’un dépôt de couleur à se répandre et à se lisser. Cette capacité du matériau peinture à s’étendre est utilisée par Pat Steir dans le seul sens vertical, dans ce qu’elle a appelé les « déversements en cascade ». Les œuvres de l’artiste nous donnent à voir les traces résiduelles du spectacle de la peinture sans laisser paraître le spectaculaire du geste personnel du créateur. Dans cette manière de procéder, usant de la mécanique de la gravitation, une intéressante liberté est accordée au médium ; l’artiste se met en retrait, elle n’est pas absente de la création pourtant la trace de sa main n’apparaît pas ; elle fait confiance à la capacité de l’accumulations de coulées de peinture à générer un espace singulier. L’auteur se retire pour laisser place aux accidents et à l’impersonnel.

Le mode de production (l’accumulation d’innombrables coulures) s’affirme jusqu’à la mise en place dans la salle d’exposition : le visiteur est invité à faire face à une succession de mouvements de chute ; ces mouvements de chute répétés inscrivent dans l’espace de chaque toile une accumulation du temps, un espace-temps constitué de multiples légers dépots sédimentaires.
Ainsi élaborée la peinture n’est plus une affaire de touches, elle devient une histoire de couches. On songe aux phrases de Diderot dans Salon de 1763 à propos de la peinture de Chardin : « Ce sont des couches …de couleurs appliquées les unes sur les autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. D’autre fois on dirait que c’est une vapeur qu’on a soufflée sur la toile ; ailleurs une écume légère qu’on y a jetée … » À la différence de la sensation haptique de Diderot pour qui la peinture de Chardin se brouillait quand il l’approchait et se recréait lorsqu’il s’éloignait le visiteur d’une exposition de Pat Steir éprouve de loin les rayonnements d’une lumineuse étendue finement colorée, ce n’est qu’en s’approchant qu’il découvre les innombrables linéaments dont l’accumulation constitue la surface de la toile.

Devant ces toiles le regardeur n’est plus tenu à s’arrêter pour lire l’histoire et l’image, pour apprécier les subtilités de l’œuvre il doit passer latéralement — les vues de biais par lesquelles on peut voir le montant du châssis sont tout à fait édifiantes car c’est ainsi que s’exprime la densité des couleurs — et aussi s’approcher et reculer pour juger de la texture complexe de la peinture. Il assiste alors à la création d’un milieu, à l’installation d’une atmosphère, à la disparition des détails au profit d’une unité duelle. Bien que pour étendre la couleur on se passe des outils traditionnels comme le pinceau ou l’aérographe, les mélanges de teintes continuent d’assurer la substance de la peinture.

Le choix de longue date de l’artiste américaine est celui de l’abstraction. Il n’y a pas de sujet dans ses toiles, assurément une « méthode », la coulée de couleur comme principe générateur, mais point de calculs, ni d’automatisme. Le hasard de légères déviances entraîne des apparences nouvelles. Dans ces dernières exposées à Paris, la composition s’avère on ne peu plus simple, binaire, 1+1 suffisent pour faire naître des mondes chaque fois différents.
Les peintures de Pat Steir échappent ainsi à la double tentation moderniste : celle de la planéité et du monochrome. Non seulement comme l’indiquent les titres des tableaux — Yellow and Black , 2009 ; Red and White, 2010 ; Black and Red Diptych, 2010 ; Silver and Black Square, 2008 — les échanges internes aux œuvres s’appuient sur des dialogues entre les parties droite et gauche mais dans chaque zone colorée les couches successives déversées installent un espace en profondeur même si, par rapport à des peintures antérieures de l’artiste, les effets d’espace sont moindres. Alors que dans des œuvres comme After the Fall IV, 2000, exposée en 2001 à la Galerie La pièce unique, Paris, les couches de peintures apparaissaient comme distinctes et distantes, dans ces créations récentes les effets de profondeurs internes à la peinture tendent à se réduire. À moyenne distance les flux de couleurs en cascade tentent à ne faire qu’une teinte. Il faut s’approcher pour découvrir toutes les subtiles nuances générant cette étonnante densité du noir ou ce beau gris nacré.

Pat Steir installe chaque peinture comme un lieu, un lieu de peinture où dialoguent hasard et volonté afin d’ouvrir le regard sur un espace autre, un espace définitivement indéfini afin de maintenir l’amateur, dans son parcours de l’exposition, toujours dans l’attente.