La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Je suis toujours fasciné par cet acharnement des individus à vouloir posséder le dernier né de la technologie pour la photographie. Il me semble plus important de savoir et comprendre que ce ne sont que des outils qui doivent nous servir à exprimer un point de vue.
Si j’utilise un smartphone c’est le plus souvent pour partager mes photos par internet ou directement par mms. J’y dévoile un moment d’intimité qui n’a bien souvent d’intérêt que sur l’instant et, que, s’il est partagé dans son immédiateté.

Ce smartphone est aussi un bloc note pour les étourdis. Mais, je crois également qu’il peut engendrer un réel travail photographique, réfléchi et intentionnel pour produire une œuvre. Même si celle-ci se base sur l’intime. On peut se demander quel appareil photo aurait utilisé Sophie Calle si elle avait posséder aussi un téléphone portable dernière génération ?

Il faut savoir que bon nombre de possesseurs d’appareils photo, reflex, bridges, compacts, hybrides ne produirons rien de plus qu’une image « parfaite » techniquement. Pour beaucoup, il n’y a d’autre but que la « belle » image lorsque celle-ci semble se présente à eux. Elle s’impose donc photographiquement par la « belle » lumière, le beau paysage, le beau sourire et pourquoi pas … Toutefois s’il n’y a que cette ambition, elle n’ira pas plus loin que de faire des photos et ne constituera pas une « œuvre ».

Celui qui souhaite faire de LA photographie doit se questionner sur ce qu’elle est, en contraire un minimum son histoire. Pas seulement l’histoire de l’évolution technique, mais aussi ses courants, souvent liés à l’avancée de la technologie j’en convient. Cartier-Bresson n’aurait jamais fait « d’instant décisif » si la sensibilité de la surface sensible étaient resté à 6 iso avec un appareil photo pesant 10 kilos, devant changer la plaque de verre à chaque prise de vue.

Je crois aujourd’hui que toutes ses techniques peuvent se côtoyer et apporter chacune leur spécificité pour exprimer au mieux l’intention d’un photographe. N’oublions pas que derrière cette machine, il y a un œil, derrière cet œil, un esprit.

Une majorité des photographies contemporaines, dites plasticiennes, sont réalisées avec des chambres photographiques 20×25, Gregory Crewdson, Alec Soth, Mitch Epstein, Nefzger Jürgen, l’école de Dusseldörf…, même Raymond Depardon s’est investi dans cette direction pour réaliser son travail sur la France, donnant une aura à la banalité de qui a été photographié.

Yann Arthus-Bertrand quant à lui, a besoin d’un reflex 24×36 avec des optiques de qualités pour obtenir ses photographies aérienne, pour dire quoi du haut de son hélicoptère ?

Lorsque Mario Giacomelli en 1977 commence ses paysages italiens vu du ciel, en noir et blanc, il n’avait pas les mêmes moyens et ses photographies ont toujours quelque chose à nous dire de ces terres paysannes creusées par l’homme, un acharnement au travail qui laisse sa trace comme des cicatrices du temps, avec tout de même cet espoir de récolte.

Nancy Rexroth, se ballade avec son appareil en plastique pour réaliser une introspection sur son enfance passée dans l’Iowa. Quoi de plus expressif que ces images actuelles qui semblent dater d’un autre âge, celui ou Nancy ne faisait pas de photos. Une manière de revenir sur ses souvenirs et finalement de garder là encore une trace qu’elle avait peut-être perdu.

L’utilisation des smartphones est assez récente pour avoir un recul sur ces nouvelles pratiques. Il y a bien des gens qui produisent des images avec ces téléphones, qui dira si elles resteront comme un travail artistique ? En février 2005, Jean-Marie Baldner et Yannick Vigouroux co-écrivent un livre ; « Les pratiques pauvres » en sous-titre « du sténopé au téléphone portable » (isthme éditions), l’interrogation est déjà là. Ils fondent avec quelques autres un mouvement « foto povera », qui s’inscrit dans l’utilisation d’appareils photo anciens, jouets, téléphones… c’est pour eux faire une image à sensations, plutôt qu’une image sensationnelle. Phrase relevée dans le livre de Serge Tisseron « le mystère de la chambre claire ».

Lorsque l’on parle de photographie on ne peut passer sous silence l’attitude photographique, celle du photographe, mais aussi celle du photographié. Elle n’est fondamentalement pas la même avec une chambre 20×25 et un téléphone portable. Philosophiquement le comportement en découle. Voir, tout le monde voit, moi qui utilise un appareil photo (quel qu’il soit), comment je vois avec cet outil ? Et au final comment je veux montrer.

Joël Meyerovitz promène sa chambre 20×25 dans des jardins publics new-yorkais et interpelle le quidam pour le photographier. La chambre impose une composition rigoureuse, la maîtrise de la lumière et la mise au point la plus précise pour obtenir les zones de flous ou de nets souhaitées pour faire la « bonne » photo dès la première prise de vue. La mise en scène, le cérémonial qui accompagne cette prise de vue distingue le photographe et le photographié.

L’utilisation d’un téléphone portable met les deux individus sur une certaine égalité. Celui qui est photographié peut être aussi le photographe. L’acte photographique est ainsi désacralisé. Comme il le serait avec un appareil jetable, un appareil jouet…

Pour conclure, tout le monde (ou presque), aujourd’hui fait des photos. Peu font de LA photographie.