Dieter Detzner, MarseilleTranslatio

Une nouvelle exposition commence dans la galerie Didier Gourvennec Ogor à Marseille, celle de Dieter Detzner, un artiste allemand né en 1970 et vivant à Berlin. Elle durera jusqu’au 20 décembre. A l’instar de celle qui fut réalisée en 2011, celui-ci développe son travail tant sur les murs que dans l’espace central du lieu. Le visiteur passe des créations parfaitement plates, de grandes sérigraphies qui épousent les cimaises, à une installation d’un mur de « palettes » de chantier en bois dans le mitan de la galerie. Le titre de l’exposition s’y déploie en lettres néon rouge.

Des éléments en léger relief viennent aussi scander les murs. Le visiteur découvre des boites-cadres en plexiglas constituant un écrin pour des pierres lithographiques anciennes. Sur celles-ci on peut s’étonner de découvrir des graphismes démodés bien visibles et des textes soit lisibles, soit inversés, en français et en allemand.

Une majorité des pièces exposées assume une dominante colorée ; cela concerne les impressions sérigraphiques et les boites en plexiglas sur lesquelles la lumière environnante, captée par les plaques de plastique, fait se concentrer la couleur sur les tranches. De fait cet écrin très design contraste avec les pierres grises aux impressions noires qu’il encadre. De fines tiges colorées en plastique perturbent la perception et installent de la profondeur dans les boîtes. Dans un regard global sur l’accrochage, on peut penser que Dieter Detzner, dont des travaux antérieurs, autour de 1998, furent picturaux, cherche à générer un effet couleur, non seulement pour des créations singulières, mais dans l’environnement de la galerie. Les regardeurs sont invités à le suivre dans cette proposition de parcours expérimental d’une création picturale tridimensionnelle.

Le titre choisi pour l’exposition est Translatio. La référence est par là explicitée aux rituels moyenâgeux liés aux reliques. « Dans le christianisme, la translation des reliques (en latin translatio) est le déplacement des restes d’un saint ou d’objets saints depuis un lieu vers un autre. » Comme un certain nombre de créateurs contemporains, et notamment, par nécessité, la plupart de ceux qui réalisent des performances, l’artiste berlinois souligne, en exposant des reliquaires, la relation qui existe entre les restes du moment créatif et la consécration des pièces choisies par l’encadrement du lieu. Le temps de la réalisation proprement dite ou de la performance (nous pensons à Beuys, Orlan, Pane, etc.) constitue l’œuvre en un lieu et dans des conditions spécifiques. Mémorisation et consécration de temps créatif demandent le déplacement vers un autre espace, un site dédié : musée, centre d’art, galerie. Les objets artistiques par leur présence actualisée évoquent souvent un temps passé et un lieu autre, absent. Ici ce qui est enchâssé ce sont des pierres qui ont été préparées au XIXe siècle pour des informations publicitaires diverses : étiquettes, affichettes, cartes de visites, etc. Dieter Detzner joue doublement de la translation d’objets, d’un côté, matériellement, en enchâssant des pierres lithographiques ou en récupérant des palettes de chantier pour installer ses néons et de l’autre, plus conceptuellement, en signalant par ce titre le nécessaire passage d’un atelier, le sien ou celui de l’imprimeur lithographe, vers un lieu plus solennel (ici une galerie étrangère), qui permet de prétendre au statut d’œuvre d’art.

Présentées ici comme des reliques profanes, ces pierres s’apparentent à des « ready made aidés ». L’artiste a acheté d’authentiques pierres lithographiques sans valeur artistique. Les propriétés de cette pierre calcaire bavaroise, tendre et lisse (dite pierre de Solnhofen) ont été découvertes et exploitées à partir de 1796 par Aloys Senefelder, l’inventeur de la lithographie. La relative facilité du procédé, après l’invention du papier report, et son faible coût en font un mode de reproduction répandu pour toutes sortes de publicités. À ces pierres qui ont été laissées dans leur état final (pas effacées par grainage ou ponçage), Dieter Detzner offre une nouvelle perspective en sacralisant ce banal par la mise en place d’un écrin en verre synthétique. Comme souvent pour les reliquaires, la façon de la boite correspond aux matériaux et au style de l’époque de présentation, différant de ceux en usage du temps de l’objet vénéré. Cette translation supplémentaire exaspère le caractère quelque peu désuet de la pierre et de l’image qui y est transférée.

En opposition à l’accrochage de ces objets uniques, mais ayant servi à produire les multiples épreuves, l’exposition présente une série de 66 grandes lithographies. Avec un peu d’attention on se rend compte qu’il s’agit d’un mot écrit en lettres Fraktur (gothique allemand). La multiplication dans l’espace du mot « arte » a-t’elle pour fonction de rappeler un temps passé ou de glorifier l’Art présent ? Les deux à la fois : ce regroupement de lettres, qui revêt pour nous aujourd’hui un sens particulier, est en fait une portion de l’étiquette d’une bière de Bâle, maintenant disparue, la Warteck. Ce mur rose vient en tout cas prolonger la réflexion de Walter Benjamin sur les œuvres d’art à l’heure de la reproductibilité technique. Le multiple identique (ou presque) des tirages lithographiques marque sa différence avec les créations graphiques ou picturales développant une qualité auratique. Ces très nombreux tirages lithographiques, occupant l’un des murs de la galerie, insistent sur une valeur importante de la création contemporaine : la valeur d’exposition. Celle-ci, on le sait, marque toujours une orientation plus politique (fonctionnement d’une communauté) et plus sociale que véritablement esthétique.

Chez Dieter Detzner, les systèmes de présentation sont porteurs de questions nouvelles, tant en ce qui concerne la mise en œuvre de chaque pièce que par le dispositif global de l’exposition dans l’espace de la galerie. L’important de ce qui est engendré ici ne se situe pas dans les objets (même si le cheminement passe nécessairement par ceux-ci) mais dans les principes signifiants, à la fois communs et différents, générés par les œuvres. À leur tour, les sujets regardants vont pouvoir s’en saisir pour penser et pour rêver.