À partir d’un entretien que j’ai réalisé avec Roman Opalka le premier août 2006, je voulais défendre un point de vue singulier sur son œuvre. À mon avis, l’immense série des autoportraits se manifeste comme une expérience paradoxale du visage, entre présence et absence, temporalité et immobilité, différence et ressemblance. L’expérience de ces autoportraits tient d’une expérience esthétique, mais révélerait également une signification éthique du visage.
C’est en 1965 que l’artiste français d’origine polonaise Roman Opalka eut une véritable révélation qui lui permit d’assouvir son désir de visualiser le phénomène du temps. À partir de cette date, Opalka décide de peindre la suite des nombres de 1 à l’infini en blanc sur des toiles noires intitulées Détails. À partir de 1972, Opalka entreprend d’ajouter à chaque nouveau tableau un pour cent de blanc au noir du fond. L’œuvre d’Opalka avance ainsi inexorablement vers l’ultime étape du « monochrome mérité » . À partir de cette même période, Opalka enregistre quotidiennement le son de sa voix prononçant les nombres qu’il est en train de peindre. Enfin, il termine chaque séance de travail en réalisant son autoportrait photographique devant sa toile en cours de réalisation. Après une quinzaine d’années d’élaboration de ce programme, l’artiste commence à présenter ces images aux côtés de ses tableaux.
De Narcisse à l’Autre
Placé devant un de ses tableaux en cours de réalisation, Roman Opalka fait face à l’objectif, son regard fixant l’appareil chargé d’un film noir et blanc. Le visage d’Opalka s’inscrit dans la logique temporelle que dessine le mouvement de son œuvre peint, l’espace-temps de la peinture servant de toile de fond à l’espace-temps de la photographie. La marche irréversible du temps est perceptible dans le blanchissement des cheveux, le creusement progressif des rides, l’évolution à peine sensible du regard. Tout au long de la série, l’artiste a utilisé scrupuleusement le même rituel, le même dispositif, le même appareil photographique et la même chemise blanche. Voir le passage du temps sur le visage nécessite objectivité, régularité, discipline et rigueur. « Seule cette constance peut rendre visible, d’une photographie à l’autre, toutes les marques du temps qui s’accumulent sur mon visage ». L’artiste se soumet toujours à ce cérémonial en essayant de garder, chaque jour, la même neutralité de l’expression, un certain flottement du regard et une absence de sourire. Cette uniformité de l’expression d’un bout à l’autre de la série ne présente pas un visage en représentation, mais l’évidence d’une émotion essentielle du visage dans un être au monde.
Le programme d’Opalka ne manque pas de susciter des critiques négatives : l’enfermement de l’artiste dans un principe répétitif, la supposée monotonie de son œuvre, la suspicion de narcissisme. Cette sorte de performance étendue à la totalité de la vie de l’artiste pourrait en effet se rapprocher d’un narcissisme du peintre simultanément sujet et objet de la représentation. Cependant, en cherchant à comprendre les enjeux esthétiques et éthiques de cette pratique, on ne saurait limiter la portée de cette œuvre à un amour démesuré de soi. Cette volonté d’opérer – à partir de soi – s’éloigne des facilités de l’image spéculaire. Elle surmonte et dépasse le stade du miroir en acceptant de regarder le visage tel quel. Ce travail ne peut être accompli par Narcisse qui refuse d’affronter cette dégradation de son apparence juvénile. Ici, nulle complaisance devant son image spéculaire, nul jeu séducteur et dissimulateur où l’artiste se plait à se contempler à travers une série de masques. La verticalité du peintre et la « droiture » de son visage témoignent d’un regard sans compromis qui ne cherche pas la jouissance dans la vision de sa propre image. Il se dégage de cette position franche du visage une confrontation au temps qui s’écoule et une attention au regard de l’autre. Au lieu d’une complaisance narcissique, l’autofiguration chez Roman Opalka permet à l’artiste l’acceptation de l’existence, du vieillissement et de sa condition d’homme qui traverse les âges de la vie et va vers sa propre disparition.
Le dévoilement du visage de l’artiste creusé par les rides s’oppose au dogmatisme d’un corps toujours jeune sur lequel le temps n’a pas de prise. Opalka réintègre le temps irréversible de l’existence ainsi que les valeurs de la maturité de l’âge et de l’œuvre, de la sagesse et de la vieillesse. « J’engage mon corps, pour la durée de mon existence, dans la poursuite de cette aventure extrême ». On peut voir dans cette expérience de la durée vécue un certain renoncement à l’apparence et au paraître. Au lieu de courir après l’illusion d’une jeunesse immuable tel Narcisse, Opalka se confronte à l’horizon de sa propre mort. Ce dispositif plastique, à la fois pictural et photographique, compose un autoportrait en devenir dans lequel se déroule la présence d’une vie et se marque en creux son absence. L’artiste interroge l’homme dans sa temporalité, sa fragilité, sa précarité, sa vulnérabilité. Comme l’écrit à ce propos Levinas : « Le dévoilement du visage est nudité – non-forme – abandon de soi, vieillissement, mourir ».
Le blanchissement des cheveux et l’éclaircissement des tableaux font évoluer la série des autoportraits vers une lumière diaphane qui entoure le visage et en efface progressivement les traits. Cette perte de la netteté s’accentuant à mesure que l’appareil vieillit indique une neutralisation de l’image du visage jusqu’à l’exemplarité d’une forme archétypale. En regardant cette immense série des autoportraits, on peut y voir une « image de nous tous ». Ni une image de l’un, ni une image de l’autre, mais une union dans une ressemblance fondamentale. Comme l’écrit Derrida : « Le visage n’est ni la Face de Dieu ni la figure de l’homme : il en est la ressemblance ». L’artiste témoigne de la vie de tout homme à travers la sienne, son visage est ce qu’il a de commun avec tous les autres hommes. Cette image de l’homme en général est une empreinte d’Adam dans le visage qui nous amène au-delà du moi. L’image du visage apparaît ici comme ce qui ouvre le moi sur un autre que lui, mais elle découvre surtout une autre dimension de l’autre, non pas simplement l’autre homme, mais cet « autre dans le même » dont parle si souvent Levinas. « Tel un journal, chacun peut y lire le mouvement de sa propre existence. Les photographies de mon visage sont l’image de la vie de tous ceux qui les regardent » écrit Opalka. Le processus de démultiplication du visage est porteur d’une valeur d’indétermination, d’ambiguïté et d’altérité. Ce dépassement du lien à l’identité fait apparaître autre chose que soi-même, une « présence autre ». L’art d’Opalka nous permettrait de découvrir l’altérité retrouvée du visage.
Des nombres au visage
Narcisse devant son image reflétée dans la limpidité des eaux n’intègre pas l’autre dans son cercle imaginaire. En rejetant la nymphe Écho, le jeune et beau Narcisse reste entravé jusque dans l’horizontalité de l’animal. À l’inverse de cette chute narcissique vers les charmes de l’image spéculaire, Opalka opte pour la verticalité émotionnelle du peintre devant la toile, devant le monde, devant lui-même. « En m’extrayant de ma propre enveloppe pour mieux me percevoir, et après m’être regardé, je me répète toujours que je manifeste bel et bien l’image éternelle du peintre : je me tiens debout, quasiment immuable, devant la toile en cours, avec derrière moi la fenêtre par laquelle on aperçoit la simplicité du paysage ». L’exaltation de la verticalité dans ses peintures et la position invariable du visage dans ses photographies expriment un certain redressement de l’homme face aux drames de l’histoire. Pris entre le nazisme et le stalinisme, Roman Opalka est un rescapé de l’histoire universelle. À l’âge de neuf ans, il fut déporté en tant que polonais dans un camp de travail en Allemagne. Les événements traumatiques de son histoire subjective pourraient jouer un rôle déterminant dans la conceptualisation et la matérialisation de son projet qui manifeste la responsabilité d’être en vie après une épreuve indicible. La réflexion sur la condition éthique de son œuvre ne peut se passer de la prise en compte de ce moment de sa vie, du poids et de la qualité de son passé. L’artiste écrit à ce sujet : « La rigueur extrémiste de ma proposition répond sans nul doute à la cruauté des contingences que l’histoire m’a imposées ». Au-delà des problématiques purement esthétiques, l’œuvre d’Opalka fait œuvre de devoir de mémoire et tend vers une position éthique du visage qui incarne le « tragique de l’homme » et offre une réponse au déni de l’humanité. Bien qu’il ne s’agisse toujours que de lui-même, Opalka fait survivre tous les autres en lui, son visage exprime « la part de l’autre en chacun de nous », le visage des semblables et des opprimés, l’innombrable de l’autre. À l’aune de son vécu historique, Roman Opalka esquisse une forme d’altérité à travers l’identité de son propre visage. Lors d’un entretien accordé à Michel Nuridsany, l’artiste dit : « je pense à tous les enfants qui eux ne sont pas revenus ».
En voyant les chiffres inscrits sur les Détails, on ne peut s’empêcher de penser aux numéros tatoués sur la peau des prisonniers du camp d’Auschwitz. Chaque portrait a pour titre le dernier nombre inscrit sur la toile comme si les nombres venaient signifier des visages disparus. Cette numérotation des autoportraits et cette assimilation du visage avec le numéro qui lui est assigné sont un rappel de ce que l’homme fait à l’homme, rappel d’une déshumanisation systématique qui a eu lieu et d’une menace qui est toujours possible. Dans le mouvement qui va des peintures aux autoportraits, « le comptage inhumain reprend visage » écrit Christine Savinel. On distingue dans l’œuvre d’Opalka une « éthique de l’assignation » à peindre, à enregistrer et à photographier la durée de son existence. En regard des événements historiques, le projet de vie d’Opalka dessine un franchissement de la catastrophe vers la reconstruction de la vie, de l’anonymat des nombres au visage de l’unique, de la négation de l’homme à la réhabilitation du visage humain, de l’obscurité de la nuit vers le blanc de la lumière.
Au-delà d’une recherche égocentrique, le projet de Roman Opalka s’inscrit de plain-pied dans un contexte et un temps historiques. Ce « projet de vie » implique un engagement corporel et existentiel de l’artiste dans son œuvre, dans le temps, devant le temps et devant l’Histoire. Loin de trahir un narcissisme obsédant, les autoportraits d’Opalka s’inscrivent dans une recherche éthique qui s’élève au rang de l’esthétique. L’accumulation des autoportraits est là pour figurer l’interpellation toujours reprise qu’exerce sur nous le visage d’autrui dans sa nudité et son dénuement. Cette interpellation nous renvoie à notre responsabilité à l’égard de l’autre, nous fait serviteur, « otage » de l’autre. L’impératif éthique s’inscrit dans cette vulnérabilité et ce dénuement du visage. L’originalité de cette interprétation de l’œuvre d’Opalka est de sous-entendre que la distance instaurée entre le visage et les portraits, accentuée par leur répétition, équivaut à la dissymétrie qui nous sépare de l’autre et nous permet d’entendre la transcendance de son appel. Les autoportraits assurent la dimension éthique du visage de l’autre, c’est une image de l’humain qui en appelle à la responsabilité. L’autoportrait figure le visage d’Autrui, la répétition indéfinie des images traduit une obsession, non pas narcissique mais éthique, de l’artiste hanté par le « tu ne tueras point ». « Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer », écrit Levinas. On peut se demander si la distance par rapport au sujet qu’établit le portrait est suffisante pour l’ouvrir, malgré son égocentrisme naturel, à la distanciation du soi narcissique, à la hauteur d’où parle le commandement. Le mystère du visage est offert au regard, à la contemplation, à la méditation, au respect. Chaque autoportrait de Roman Opalka reflète l’irruption de « l’autre dans le même » qui est présence de l’universel et de l’infini dans le visage. En allant de l’image au visage et de l’esthétique à l’éthique, chaque partie du programme opalkien révèle, comme le dit Levinas, une « trace de l’infini qui passe sans pouvoir entrer – où se creuse le visage comme trace d’une absence, comme peau à rides ».