C’est une très belle première exposition que propose la toute jeune galerie Mor-Charpentier, consacrée à l’artiste Oscar Muñoz et intitulée Anarchive. L’artiste colombien n’y présente pas des pièces particulièrement récentes, mais la qualité de l’accrochage permet d’en redécouvrir certaines, tandis que d’autres n’ont été que peu montrées en France.

C’est le cas par exemple de Lacrimarios (2000-2001), une série de trois cubes de verre dont le titre s’inspire des lacrymatoires, de petits vases dont l’utilité réelle (recueillir les huiles funéraires) est bien moins poétique que l’usage dont on pensait autrefois que les Romains pouvaient en faire : cueillir les larmes des pleureuses et des veuves au lendemain d’un décès et les mettre en fiole. L’idée d’un deuil qu’il faudrait matérialiser et celle de la relique se mêlent ici dans une œuvre étonnante, et qui se délite au fur et à mesure de l’exposition : des cubes de verre remplis d’eau laissent flotter à leur surface des images issues de photographies et reproduites par sérigraphie à la poudre de carbone. Par condensation, les cubes étant scellés, des gouttes se forment sur le couvercle et fragmentent peu à peu les dessins de poudre.

Les visages d’anonymes photographiés et utilisés par l’artiste pour cette œuvre tombent paradoxalement en poussière au sein de ce milieu aqueux. C’est que Muñoz évoque la situation d’une région délaissée politiquement sur la côte pacifique colombienne à travers ce travail : d’une pluviométrie exceptionnelle, elle ne peut pourtant se développer par manque d’infrastructures, et dépérit malgré ses ressources. Mais cette œuvre aux allures de reliquaire contemporain échappe aussi à sa première interprétation sociologique, car de par sa beauté formelle elle en appelle également à une attitude de ressouvenir, qui dépasse la photographie, et persiste malgré la dissolution.

Il est également question de dissolution dans l’œuvre Pixels (1999-2000), portraits de décédés par mort violente de la morgue de Medellín pixellisés par l’artiste puis retranscrits en morceaux de sucre trempés dans le café et fixés sur des caissons avant leur décomposition. Les traditionnels « canards » du café sont utilisés dans une œuvre qui masque la brutalité des blessures infligées à des individus lorsqu’on la regarde de près, mais qui ressurgissent singulièrement dès que l’on s’en éloigne. Bien entendu, si les visages apparaissent dans un camaïeu de brun et de beige et aucun détail ne transparaît, ces quasi images nous rappellent à coup sûr les représentations médiatiques d’événements tragiques. Muñoz semble au premier abord protéger le spectateur, mais connote avec finesse la sauvagerie, sans le placer dans la position de voyeur.

Au sous-sol de la galerie, l’installation des Biographies (2002) transforme l’espace en un immense vortex : au sol sont disposés des écrans percés par des bondes, sur lesquels des dessins pulvérulents délinéés à la surface d’une eau stagnante disparaissent progressivement au fur et à mesure que l’eau se vide. Par un effet de renversement, l’image bientôt se voit régurgitée par ce qui l’a absorbée et rétablit sa figuration initiale. On retrouve dans cette œuvre le fil conducteur de l’exposition : l’eau comme motif de disparition, les poudres flottantes mais fragiles et enfin le visage de l’autre, qui n’a ni nom ni identité. Les photographies trouvées par l’artiste de ces Indiens de Colombie sont cependant troublantes : dans leur absolu réalisme flottant lentement à la surface de l’eau, comme des mandylion anonymes, mais également dans cet instant quasi imperceptible de leur délitement au moment où le carbone se voit ingurgité par l’arrivée d’air.

Enfin, et par une mise en scène particulièrement ingénieuse, le dernier espace de la galerie dont l’apparence rappelle une baignoire inversée, voûté et garni de gros tuyaux laisse voir une des œuvres les plus connues de l’artiste, Narcisse (2001). Si l’autoportrait disparaît de la même manière que les visages de Biographies, les sons d’aspiration prennent ici une dimension quasi répugnante. Et pourtant (comme toujours chez Muñoz) rien ne paraît au premier regard agressant : quelques cendres carbonisées qui s’enfuient par le siphon. En somme, l’air de dire « Rien de grave », mais les visages s’obstinent à ne pas se faire oublier une fois claquée la porte de l’exposition.