Pour sa première exposition personnelle à la galerie Alain Gutharc, joliment intitulée « Parallaxes » (soit ce qui résulte du changement de position d’un individu sur l’observation d’un objet), l’artiste équatorienne Estefanía Peñafiel-Loaiza a choisi de présenter un ensemble d’œuvres récentes qui fonctionnent comme des boîtes gigognes, un sens en cachant un autre.
Il y a d’abord la très étonnante série des Sans titre (figurants) (2009). Les sans-titres n’ont jamais aussi bien mérité leur appellation, puisqu’il s’agit d’anonymes sur lesquels l’artiste s’est penchée, en s’intéressant à ces personnages quasi-fantômes qui illustrent les articles de presse, ces individus dont personne ne connaît l’identité mais qui servent de support visuel aux informations. S’intéressant tout particulièrement au statut de l’image, elle a choisi de les effacer, afin qu’au lieu de les voir nous puissions enfin les regarder. Si les visages sont désormais estompés, les silhouettes quant à elles apparaissent, blanchies, diaphanes sous les coups de gomme répétés. Les coupures de journaux sont présentées dans d’élégants coffrets noirs, rappelant sans nul doute des planches précieuses photographiques de cabinets privés d’amateurs. À leurs côtés, le pendant de ces coupures de presse effacées se compose d’une de collection de petites fioles contenant les râpures de gommes noircies. Déjà présentée en juin 2009 au Centre culturel suisse, cette installation rappelle de poétiques mises en bouteille de souvenirs. La liste des divers journaux d’où ont été prélevés visages et corps est disposée non loin de cette boîte en verre, qui n’est pas sans évoquer, par la disposition des flacons, l’apparence d’un cimetière ou d’un colombarium. Au-delà de restituer une identité perdue à ces sans-titre, se dessine une nette dimension funèbre.
Masquer, cacher pour mieux voir : tel est le fil conducteur des œuvres ici présentées, avec par exemple Sous rature # 2 (2009), ensemble de pages de livres mises sous des verres noircis en partie par du noir de fumée, ne laissant apparaître que des phrases mystérieuses. Chacun croit y reconnaître son auteur favori, et des phrases autrefois anonymes dans un texte ressortent comme de précieuses citations. Le choix même du matériau n’est pas anodin : le noir de fumée, matériau résistant, est toutefois l’un de ceux qui s’effacent le plus facilement. Une trace de doigt ferait disparaître le cadrage effectué par l’artiste.
C’est également la question du cadrage qui est évoquée dans la série Parallaxes (2009), 28 photographies montrées aléatoirement dans la galerie au fur et à mesure de l’exposition, et présentant toutes des scènes dont une partie nous est mise en évidence par un main tenant une diapositive évidée : ainsi une jeune fille dans la rue, une petite annonce sur un mur, un chat…. La coupure effectuée par le cadrage n’est pour autant que partielle, ces éléments ne pouvant être compris que par leur implication dans leur environnement immédiat que nous dévoile la photographie. Voir la diapositive comme ce qui coupe est également au cœur d’Une veine de métal pur (2009), diapositive dans laquelle une lame de rasoir de biais a pris place, telle une guillotine. Et voilà justement cette dernière au sol, puisque Estefanía Peñafiel-Loaiza a moulé un des socles de la guillotine qui se trouvait autrefois rue de la Roquette (Présent, imparfait, 2009). Trace d’un passé oublié et sur lequel pourtant nous piétinons tous les jours, l’œuvre a été réalisée en terre non cuite, s’effritant au cours de l’exposition. Ses craquelures, signes de sa prochaine disparition, font d’ailleurs l’objet d’un dessin qui lui répond en écho.
La dernière pièce conclut l’exposition par son titre éloquent : La visibilité est un piège (2009) est une vidéo sobre où une main lit un passage en braille. Pour nous qui voyons, le texte n’est qu’incompréhension, tandis que pour la personne filmée, les mots prennent tout leur sens. Il s’agit d’un extrait de Surveiller et punir de Michel Foucault consacré au panoptisme, et au fantasme du contrôle absolu par la vision. Tous aveugles donc, face à des œuvres toujours sur le point de s’évanouir.