Parution de « Fuga » de Daniel Challe

Pourquoi acheter des livres de photos coûteux, de grand format,
envahissants aussi par le conformisme de l’idéologie véhiculée ?…
Un livre remarquablement imprimé et sobrement
mis en page vient de paraître aux éditions Filigranes,
qui ne coûte que 25 euros. L’énergie brute du Punk-Rock et de la musique Cold-Wave,évoquée dans le texte du photographe fait écho à celle,
visuelle, des images prises avec les toys-cameras prisées par la Foto Povera.

A propos de son très beau livre Fuga, Daniel Challe précise qu’il fait suite au dernier volet du cercle (La caméra-jouet) et explore maintenant le monde dans un cercle plus lointain que ses territoires proches. »

Il constate aussi qu’ « Une passion commune nous lie pour ces appareils de poche, ces appareils bricolés qui sont « nos petites machines à poésie » et peut-être aussi nos petites machines de résistance face au triste monde qu’on nous offre et qu’on nous promet……C’est aussi le sens du texte qui accompagne Fuga, qui revendique sans doute la poursuite d’une certaine révolte adolescente que le Rock a parfois exalté…. »

Des « machines à poésie » qui seraient aussi des « machines de résistance » : cela est loin, comme le prouve ses images, et nombre de celles d’autres acteurs de la Foto Povera, d’être antinomique…
Bien imprimé, et mis en page très sobrement (quelques variations infimes de formats, de temps en temps des pages blanches comme des silences musicaux, des respirations…), le livre propose une belle succession d’images carrées intimistes prises récemment, depuis 2005, dans le cadre du quotidien ou de voyages, à Naples par exemple (2006), ou, plus récemment encore, en Inde (2007).

L’une des images montre les mains d’une fillette qui dirige une bougie allumée vers une cabane à oiseaux qui ressemble beaucoup à un sténopé. La flamme évoque autant le bec jaune d’un volatile que ce soleil qui permet d’ « écrire avec la lumière » (Rappelons qu’initialement, dans les années 1820, Nièpce désignait la photographie qu’il venait d’inventer comme de l’ « héliographie », ce qui signifie « écriture par le soleil »). Donc, « photographier », c’est toujours « écrire »…
L’image revendique, comme beaucoup d’autres, l’ancrage du regard dans l’imaginaire de l’enfance.

Cela est récurrent dans le travail de Daniel Challe, mais c’est aussi l’un des sujets privilégiés des autres artistes de la Foto Povera, et cela dès le début des 1970 : le travail précurseur de Nancy Rexroth, qui aime nommer son Diana sa petite « machine à poésie », expression à laquelle se réfère le photographe on l’a lu, publié dans Iowa (Violet Press, 1977 – le parti pris de mise en page dépouillée de Fuga n’est d’ailleurs par sans rappeler celle de petit livre carré à la couverture rose), est une succession d’images en noir et blanc fortement vignetées et granuleuses qui ressemblent à des réminiscences purement mentales de son enfance passée en réalité dans l’Ohio.

Cela l’est du point de vue référentiel, mais techniquement aussi puisque, souvent, les auteurs qui s’inscrivent dans sa veine recourent à des toys-cameras (appareils-photos jouets) en plastique.

Le positionnement référentiel et technique de Bernard Plossu est identique, comme celui son ami, trop mal-connu, en France en tout cas, Oscar Molina.

Ce n’est pas un hasard non plus si nombre d’ateliers pédagogiques, dans le milieu scolaire, et cela dès la « Primaire », font appel, avec le sténopé, à ces mêmes boîtiers.

Ces enfants sont enfin libérés des conventions de la photo nette et dite « sérieuse ». A rebours de cette histoire du médium, mais aussi de la société, histoire dominée j’en suis convaincu par l’utopie techniciste de perfection issue de la modernité, il s’agit d’apprendre aux enfants à se forger leur propre vision du monde, d’élaborer leurs propres archétypes (bien sûr pas ex-nihilo, il y a toujours, qu’on y adhère ou pas, le patrimoine culturel familial transmis, des ancêtres et d’abord celui des parents qui sert de socle) et à ne pas systématiquement laisser enfermer leur regard dans le cadre du viseur – comme dans celui du conformisme.

Cela est d’autant plus vrai que nombres des photographes qui les encadrent font des photos sans viser (les lomographes aiment déclencher à bout de bras ; il n’y a pas de viseur sur le sténopé en bois qu’utilise Remi Guerrin , ce qui implique une distance et un lacement vertical (plus haut que d’habitude, ou plus bas, à ras du sol, et non à hauteur des yeux) au sujet, une perception plus fine et aigüe à la lumière, et bien sûr aussi à l’espace. Exit donc, enfin, alors, les rectangles formatés de écrans de télévision, d’ordinateurs, et des reportages publiés dans la presse…

Le livre de Daniel Challe… J’y reviens après les quelques digressions que ses images et ses textes m’inspirent : j’ai beaucoup aimé aussi le texte, si atypique dans la « littérature » liée au médium, du photographe, qui conclut l’ouvrage, rédigé dans un style aussi direct que ses images, belle écriture blanche simple et fluide, sans « effet ».

Ce texte évoque en effet une influence que je revendique depuis toujours, systématiquement éludée par les histoires de la photographie : celle d’une certaine musique rock, Punk et Cold-Wave, qui a « explosé » plus qu’elle n’a « émergé » au milieu des années 1970, jusqu’au milieu des années 1980, ainsi que, visuellement, leurs pochettes (celles de Joy Division, de The Cure : les visages rougeoyants et flouttés des membres du groupes sur la pochette Pornography (1982) par exemple ; en général toutes les pochettes et les livrets du Label 4AD qui publia, notamment les Cocteau Twins, Dead Can Dance, les Pixies aussi… CF. http://www.4ad.com/).
J’ai d’ailleursévoqué cela dans le contexte d’interventions autour de mon livre Naufragée (éd. Thierry Magnier, 2007) dans un entretien (http://www.ville-villepinte.fr/t_zoom.php3 ?id_rubrique=1669)

Daniel écrit ainsi, à la fin du livre (« La Physique du monde ») :

« 1977
une pluie d’éléctricité

Janie Jones
Remote Control
White Riot

Karl Marx est vêtu de cuir
il a une guitare Fender à la taille
il s’appelle Joe Strummer

Dans l’Angleterre de Margaret Thatcher
le temps n’est plus au flower power
mais à la guerre

Paul Simonon a les cheveux courts
il porte des pattes à la Elvis

Années 70 années de tous les rêves
de toutes les souffrances
de toutes les tristesses

[…]

L’attraction de cette énergie Rock’n Roll
qui me chavire en ces années 70 est noire et blanche

Les images découpent le son
comme le Leica de Robert Frank
découpe la rue et les visages
[…]

Sur les pochettes des disques
les photographies devinrent floues
évanescentes. »

Cette musique animée d’une rage brute, très politisée même, même si les thèses développées sont souvent confuses (Cf. le remarquable film musical Rude Boy de Jack Hazan et David Mingay, sorti en 1980, qui montre les rapports amicaux, et parfois tendus aussi, d’un roadie des Clashs envers ceux-ci et leur staff) me tient beaucoup à coeur aussi et m’a plus marqué, en tant que photographe, que des images de « photographes » que, pourtant, j’aime beaucoup.

Une musique qui était « révolutionnaire » à sa façon, et proche des dadaïstes et situationnistes, sans le savoir souvent, dans son goût du « Do it yourself », du collage « sale », ironique, décalé.
Aux albums des Clash et de Joy Division, se sont identifiées et s’identifient, souvent encore aujourd’hui, les enfants des « Baby-Boomers » (des enfants généralement nés, comme moi et mon regretté ami Edouard Levé, entre 1965 et 1970, premières victimes du cynisme ultra-libéraliste, qui triomphe aujourd’hui), appartenant à ce que l’on nomma dès les années 1980 une « génération sacrifiée ».

Certes, la musique en question est comparée à la façon de cadrer de Robert Frank, qui a tant influencé les acteurs de la Foto Povera,entre autres, mais l’influence de la musique et des visuels des pochettes de disques a souvent précédé la découverte des oeuvres de photographes…

Pour conclure, je pense que le lecteur pourra regretter, en consultant les sites et blogs évoqués ici et en découvrant le livre de Daniel Challe, que des auteurs comme lui, mais aussi d’autres figures très talentueuses, comme Didier Cholodnicki, Christophe Mauberret, Catherine Merdy, Olivier Péridy, Pierryl Peytavi, Valérie Sarrouy, et surtout Remi Guerrin – que je considère depuis dix ans comme le meilleur photographe européen actuel, rien de moins ! – , (désolé pour ceux et celles que j’aime et j’oublie ici, je ne peux pas citer tout le monde…), ne soient actuellement représentés par aucune galerie parisienne et ne soient jamais non plus mis en valeur dans le Salon Paris-Photo.

Et bien d’autres salons prétentieux et boboisés.

Lacune, grave incurie !…

Ces artistes qui ne se laissent pas « acheter » (au sens figuré), doivent enfin être « achetés » (au sens propre).

De plus, leur prix sont des plus modiques (compter entre 50 à 300 ou 400 € seulement, cela dépend bien sûr des artistes, des formats, de la limitation des tirages voulue par l’auteur…).

De nombreuses artothèques de Province ont compris la valeur de ces travaux (Nantes, Vitré, Grenoble etc.)… et l’investissement tellement modique que représentait l’acquisition des tirages.

Et pourquoi pas Paris ?… qu’il s’agisse des institutions, galeries, et des particuliers, qui constituent avant tout notre public.

Ceux pour qui, de mon point de vue en tout cas, ces images sont proposés à la vente : je n’ai jamais eu la prétention nauséeuse, prétentieuse « de faire des images qui soient pensées pour entrer dans un musée » : l’ « homme du commun à l’ouvrage » (Cf. Jean Dubuffet), mais je pense que tout le monde doit avoir les moyens et le droit de pouvoir louer (c’est tout l’intérêt des artothèques !), une oeuvre d’art pour un coût dérisoire, et pouvoir l’acheter pour un coût modéré.
Une photographie originale, signée, accrochée sur son mur dans le cadre qui lui convient, c’est tellement beau. Et tellement agréable de l’intégrer dans la vie de tous les jours, son autobiographie, les « auto-fictions » que nous élaborons tous, à juste tire (CF. http://yvigouroux.blogspot.com/2008/04/les-fictions-du-corps-les-autoportraits.html
http://yvigouroux.blogspot.com/2008/04/les-autoportraits-de-sfar-ou-la.html)
Elle nous devient familière et proche, rassurante.

Sinon, à défaut de pouvoir découvrir ces images sur des cimaises, il reste de beaux livres d’un prix accessibles, comme Fuga, qu’on achètera pour se consoler de la désaffection du milieu parisien pour les adeptes de la « Caméra-jouet » ou « Cheap » ou « Toy » « Camera »…

avril 2008