Les œuvres littéraires d’Edouard Levé, jusqu’alors au nombre de cinq (dont le dernier, Suicide, est posthume), ont été traduites dans de nombreuses langues et connaissent un succès croissant. Disparu en 2007, à l’âge de 42 ans, il laisse dans ses archives déposées à l’IMEC (Caen) un grand nombre de textes inédits qui sont aujourd’hui publiés par son éditeur, P.O.L. La remarquable préface érudite de son ami Thomas Clerc recontextualise bien la double carrière d’Edouard Levé qui était à la fois un photographe et un écrivain fortement influencé par les courants de l’art conceptuel et de l’écriture blanche qui fusionnaient dans ses créations. L’occasion pour moi de rendre hommage à l’ami beaucoup trop tôt disparu qui laisse derrière lui une production des plus denses et passionnantes, et de mettre en perspective ces « Inédits »…
Pierre-Édouard Peillon a dans un article récent, bien cerné les enjeux des livres de cet écrivain plasticien admirateur des grands auteurs moralistes dont il aimait l’éclairante concision des maximes : « L’attribution du prix Nobel à Annie Ernaux aura remis sur la table une question centrale en littérature : qu’est-ce que bien écrire ? Les détracteurs de l’écrivaine lui reprochent de ne pas écrire, sous-entendu de ne pas mettre assez de style dans ses phrases, comme on mettrait du beurre dans les épinards. La critique en dit plus sur le gourmand que sur le plat, dès lors que l’on sait, depuis, au moins, « Le Degré zéro de l’écriture », de Roland Barthes (Seuil, 1953), que la littérature vit dans une tension permanente entre la langue et le style et que, ˝comme le phosphore, elle brille le plus au moment où elle tente de mourir ̎. S’il y a bien une œuvre récente ayant su porter cette contradiction, c’est celle d’Edouard Levé. L’écrivain, artiste et photographe, qui s’est suicidé en 2007, à l’âge de 42 ans, a laissé derrière lui des textes travaillés par l’idée d’une écriture sans écriture. Tous sont habités par la question du neutre chère à Roland Barthes, cette ˝ forme de vie intense à travers une apparence parfois déceptive ˝ comme le souligne l’écrivain Thomas Clerc dans la préface d’Inédits. » (Le Monde des Livres, Novembre 2022)
A noter que le premier exégète d’Edouard aura été Nicolas Bouyssi avec « Esthétique du stéréotype. Essai sur Edouard levé » (Presses Universitaires de France, 2011). La grille de lecture proposée est certes juste, mais légèrement décevante aussi et réductrice tant les enjeux esthétiques de cette œuvre prolifique et polysémique, guidée par un goût de l’expérimentation des plus prolifiques, sont loin d’être selon moi réductibles au seul « stéréotype ».
Bruno Gibert a aussi évoqué plus récemment dans un roman émouvant son amitié avec celui qu’il nomme « Ed » dans Les Forçats (éditions de L’Olivier, 2019) et qui appartenait comme lui à cette génération d’auteurs post-conceptuels débutant leur production dans les années 1990. Edouard l’artiste autodidacte diplômé d’une grande école de commerce (l’ESSEC) décide quant à lui, émule de Rothko, d’arrêter la peinture en 1995 pour produire l’œuvre qu’on connait. A lire donc aussi pour mieux comprendre l’œuvre globale, en complément d’Esthétique du stéréotype.
A propos de sa double carrière de photographe et d’écrivain, Edouard Levé m’avait confié que c’était la vente de ses images à la galerie Loevenbrück (productrice par ailleurs d’images, ce qui était selon lui trop rare, qualité qu’il appréciait beaucoup, et mérite d’être soulignée) qui « finançait grâce à la vente des tirages son écriture ». Les deux activités se répondaient comme on l’a souvent dit en miroir. A l’instar de ses « Reconstitutions » (publiées chez Philéas Fogg, 2003), mises en scène sur fond neutre blanc ou gris de « photos d’actualité » en costumes de ville, de « Rêves reconstitués » ou de « Pornographie » ou « Rugby » notamment, l’écriture post-conceptuelle se voulait blanche et neutre. Mais jamais sèche tant elle était innervée par l’humour de ce perfectionniste pince-sans-rire. Elle était parfois programmatique de la création plastique à venir, avec en particulier « Œuvres » publié chez P.O.L. en 2002 (auquel j’ai consacré un article dans La Voix du Regard n °17, hiver 2004-2005).
Son premier livre dressait en effet l’inventaire d’œuvres (pas moins de 533 !) à venir : « Un livre décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées. » (NB : seule « Pornographie » aura été par la suite réalisé). La première est : « Un homme tire au révolver sur un autre homme. Un liquide vert jaillit du canon. Photographie. » A noter qu’Edouard avait travaillé dans le cinéma et réalisé des effets spéciaux et cela se ressent dans nombre de ses descriptions littéraires et productions photographiques… La gageure de ses mises en scène fut d’inverser la proposition des effets spéciaux cinématographiques, à savoir qu’il faisait du faux à partir du vrai, et non l’inverse ! Au cinéma, il appréciait justement beaucoup la science-fiction, cette formidable fabrique à illusions depuis Georges Méliès, et des réalisateurs tels que David Cronenberg dont nous vîmes à Paris ensemble une exposition, mais se défendait d’avoir jamais ri de comédies au cinéma. Ficelles trop grosses, caricatures grossières, tout cela l’ennuyait profondément. L’humour était pourtant l’une des composantes importantes de ses créations. Mais pas celui-là.
Pour preuve, dans la carte postale qu’il m’avait envoyé en juillet 2001 du village d’Angoisse situé en Dordogne, qu’il avait décidé de photographier et qu’il avait découvert en dépliant une carte de France, il avait écrit laconiquement (j’avais beaucoup ri bien sûr en découvrant son message) : « Quoi de neuf à Angoisse ? A voir à mon retour. Bons baisers d’Angoisse. »
Son œuvre plasticienne s’inscrit pleinement dans les courants si vivaces aujourd’hui en France des Fictions documentaires dont il est un des précurseurs et dont le festival a lieu tous les ans à Carcassonne (et est à ce titre évoqué dans mon ouvrage éponyme co-écrit avec Christian Gattinoni, Nouvelles Editions Scala, 2021) ; d’ailleurs son dernier recueil de photographies, en noir et blanc, des mises en scène à nouveau, s’intitulait justement Fictions (P.O.L., 2006).
Mais que contiennent au juste ces « Inédits » (un volume plutôt épais de 512 pages) quelle part encore inconnue de l’imagination, plastique d’une part, et littéraire de l’autre – même si les deux se répondent constamment en écho comme cet « Auto-jumeaux » (1999) qu’il s’était photographiquement fabriqué, à la fois identique et dissemblable – si fertile de l’auteur révèlent-ils ?…
Face à cette œuvre programmatique exigeante, j’essaierai dans les lignes qui suivent de ne pas verser dans l’hagiographie ni d’amplifier la « légende » (Edouard s’est en effet suicidé 3 jours après avoir remis son dernier manuscrit Suicide à son éditeur), mais de respecter son goût pour la neutralité à défaut d’objectivité (dont je suis conscient du caractère illusoire) …
D’emblée ces « Inédits » donnent envie de se replonger avec jubilation dans les œuvres plastiques et littéraires, ses nombreux livres : les Inédits confirment la richesse d’inventivité de l’auteur. Mais des aspects inconnus émergent aussi, comme l’écrit si bien son éditeur : « chapitre de roman, fictions, promenades dans Paris, un abécédaire, des textes autobiographiques, des poèmes, des textes de performances, des chansons, des essais, etc. Un surprenant cabinet de curiosités littéraires redéfinit ainsi l’image d’un auteur qui se voulait sans style, refusant la limitation que celui-ci impose au créateur. »
La curiosité sur le monde d’Edouard était en effet insatiable, son talent polyvalent, comme le reflètent bien les Inédits. A noter qu’il ne s’agit que d’une partie des archives déposées par sa famille à l’IMEC (Caen) en 2008, la sélection dans les 31 boîtes conservées ayant été effectuée par Thomas Clerc suite à l’accord donné par le frère d’Edouard d’ouvrir le fond au public il y a un an.Il y a sept sections. Les écrits ont été classés par genres : Thomas Clerc est resté en cela très pertinemment fidèle à l’obsession du classement d’Edouard (ce que Th. C. nomme si justement lors de son intervention à la Maison de la Poésie à Paris le 23 novembre 2022 des « classi-fictions »). Et juge que la littérature ne peut échapper au genre, une notion qui loin d’être enfermante est au contraire ouverte.
Le premier texte, le plus long, « Amérique, épopée populaire » est un roman inachevé écrit pendant ou après son voyage aux Etats-Unis qui a donné lieu à un livre de photographies Amérique (Léo Sheer, 2006), et se déroule principalement dans la ville de Bagdad, homonyme de la capitale de l’Irak. Il relève de l’autofiction, un genre si actuel. La concision et la précision toute méticuleuse des phrases est d’emblée familière aux lecteurs d’Edouard Levé et l’on retrouve bien la gageure d’atteindre à un style sans faire du style, exercice dans lequel il excelle par son humour et sa rigueur.
Inconditionnel du classement et du « Dictionnaire des idées reçues » de Gustave Flaubert qui clôt le roman inachevé « Bouvard et Pécuchet » publié de manière posthume lui aussi (1881), Edouard a entrepris de rédiger un dictionnaire très autobiographique. Ainsi peut-on lire au début de l’entrée d’« Amour » : « J’ai souvent aimé. Intensément, mais brièvement. / J’ai moins aimé que je n’ai été aimé. / Je m’aime moins que je n’ai été aimé. » p. 83) Quelle touchante lucidité. Mais là où me semble-t-il il excelle, c’est lorsqu’il forge avec humour des néologismes non dénués de poésie : « Nyctalotourisme : Se rendre dans une ville inconnue en s’arrangeant pour ne l’atteindre qu’au crépuscule. Puis l’explorer toute la nuit avant de la quitter au point du jour suivant. » (p. 118)
« Paris » reflète bien l’influence majeure de Georges Perec (il a confié dans son Autoportrait (P.O.L., 2005) qu’enfant il était fermement convaincu qu’il existait aussi un livre intitulé Suicide mode d’emploi !) et s’ouvre sur ces lignes : « Principe de rédaction : je note les rues de l’itinéraire. Je fais l’itinéraire plusieurs fois, seul ou accompagné, de jour ou de nuit, à diverses dates. Je note les dates des remarques. Chaque rue peut être décrite à une plusieurs dates. Les rues sont en caractère gras. Les dates en italiques. » (p. 133).
Suivent des « proses diverses » puis de plus inattendus « Chansons, poèmes », dont les très longs et hypnotisants tercets inédits de Suicide, dont voici un exemple : « La terre me porte / La vase me piège / La charogne m’écarte » (p. 342)
La sixième section est consacrée aux projets de « Pièces et performances » qui évoquent bien sûr beaucoup ses mises en scène photographiques.
Enfin, le septième chapitre livre des interventions qui ont fait parfois l’objets de parutions dans la presse, confirmant une curiosité sans bornes qui était loin d’être réductible au seul champ de l’art contemporain. Ainsi écrivit-il « Variétés » où il rend hommage à Serge Gainsbourg (p. 468). On sait qu’il aimait aussi beaucoup Daniel Darc, qui lui avait « rendu le rock français audible » comme il l’avait confié dans Autoportrait.
Parallèlement à la parution de ces Inédits en octobre 2022, la galerie Loevenbrück à Paris a présenté une passionnante sélection de croquis et autres documents graphiques d’Edouard. Car pour réaliser entre autres ses photographies de « Rêves reconstitués », l’auteur passait systématiquement par un dessin préparatoire (polyvalent il réalisait aussi lui-même ses accessoires) …