Originaire du nord de l’Italie mais ayant grandi en Sardaigne, Patrizia Di Fiore vit depuis le début des années 1980 en France, son pays d’élection. Photographe voyageuse, elle a toutefois posé le trépied de son Hasselblad, d’abord en argentique et désormais avec un dos numérique, dans de nombreux pays. Elle aime travailler avec lenteur, approcher le paysage de manière contemplative. C’est sans accent et dans un français parfait que la photographe italienne Patrizia Di Fiore a répondu à mes questions…
Dans l’introduction de son livre Marges (2011), Philippe Arbaïzar remarque très justement : « Immobile le paysage ? IL a souvent été conçu comme une image de la stabilité, le rappel de la nature qui persiste, la dureté d’un relief, l’irréductible géographie des lieux. Il en est pourtant tout autrement car le paysage est toujours en mouvement, il se transforme perpétuellement par l’action des hommes […] Un pays immobile avec une identité immuable est un mythe. »
Yannick Vigouroux : tes photos sont réalisées comment ? Avec un boîtier argentique ou numérique, un téléphone mobile peut-être parfois ?
Patrizia Di Fiore : Moi qui ait un côté un peu rigide vis-à-vis de l’appareil, qu’il me faut toujours bien cadrer etc., je trouve qu’avec le téléphone j’ai, justement, un peu gagné de la spontanéité et de l’imprévu. Seul un petit appareil, en l’occurrence pour moi le téléphone mobile, permet cela.
Yannick Vigouroux : C’est ce que j’ai appelé dès 2005 de la « photophonie » … Donc il y a des images que tu exposes et publies qui sont faites ainsi ?
Patrizia Di Fiore : Les images que j’expose – et qui sont parfois publiées, sont réalisées avec l’Hasselblad.
Dans les faits, je trouve que je ne publie pas tant que cela. « Marges » (2011) s’est fait grâce à Didier Mouchel, décédé récemment, qui a travaillé à Pôle Image Haute Normandie (Rouen) ; je trouve hélas qu’il n’y a pas beaucoup d’hommes, qui occupent majoritairement les postes de direction, qui font travailler les femmes…
Yannick Vigouroux : C’est vrai que la photographie reste un monde très dominé par les hommes institutionnellement…
Patrizia Di Fiore : Complètement. Malgré tout Didier Mouchel a réussi à laisser de l’espace et de la liberté à une femme, même si parfois il avait tendance à me diriger un peu et m’inciter à faire des photos « à la manière de ». Je lui disais : « ben non, je fais des photos à ma façon ! ». Il subsiste entre un homme qui a le pouvoir et une femme un côté un peu condescendant et séducteur, « Comment puis-je t’aider ? », alors que, il me semble, entre hommes c’est plus de la camaraderie, de l’entre-aide entre garçons.
A ce propos, j’ai eu une discussion un peu houleuse avec des amis au sujet de la commande Les Regards du Grand Paris, pour eux si j’avais été sélectionnée, c’est parce que j’étais une femme, et non pour la qualité de mes photographies. J’étais assez choquée et pour tout dire en colère. Les commanditaires voulaient en effet que la sélection soit absolument paritaire, il fallait qu’à l’arrivée il y ait autant de lauréats femmes que d’hommes.
Yannick Vigouroux : Cela peut être parfois le problème de la discrimination positive…
Patrizia Di Fiore : Cela peut être le problème, et en même temps avec une commande, peu importe qui on est et même si l’on a un super dossier, l’on ne sait jamais ce qu’il y aura à l’arrivée. Je peux avoir parfois le sentiment de ne pas avoir fait ce que j’aurais voulu faire, d’avoir manqué de temps ou de concentration, je ne suis pas toujours contente de ce que j’ai fait… mais cela n’a rien à voir avec le fait d’être une femme !
Yannick Vigouroux : Tu travailles beaucoup sur commande ?
Patrizia Di Fiore : Non.
Yannick Vigouroux : Ce sont alors le plus souvent des « commandes que tu te passes à toi même » ?
Patrizia Di Fiore : Oui, voilà. Même si « Marges » était une commande, la dernière importante que j’ai eu c’est Les Regards du Grand Paris, je faisais partie de la première année (2016), cela est organisé par le CNAP et les Ateliers Médicis. En ce moment j’ai des photos qui sont exposées au musée Carnavalet-Histoire de Paris et aux Magasins Généraux à Pantin.
Yannick Vigouroux : En parlant de commandes, as-tu fait partie du collectif France(s) Territoire liquide. Est-ce que tu as été marquée par la DATAR ?
Patrizia Di Fiore : Non, je n’ai pas participé à France(s) Territoire liquide. Quant à la DATAR, je suis arrivée après. Je me suis installée en France en 1983, je ne faisais pas encore des photos, j’avais une vingtaine d’années, je ne parlais pas français… je dis toujours que j’ai eu une deuxième naissance en France, juste avant j’ai été en Angleterre pendant un an. Je suis partie d’Italie en 1982. Depuis toute petite je voulais devenir photographe mais ma mère me disait que ce n’était pas un métier, un vrai. Elle me disait que ce n’était pas sérieux, elle voulait que je sois fonctionnaire aux PTT, comme elle. J’ai entendu pire encore, notamment que pour pouvoir faire de la photo il fallait mesurer au moins 1,80 m… C’est très réducteur et n’aide pas à croire en soi…
Yannick Vigouroux : Tu parles en tout cas le français sans aucun accent…
Patrizia Di Fiore : Je suis tombée amoureuse du français à quinze ans, lors d’un séjour à Berlin, c’était d’ailleurs mon premier voyage toute seule…
Je viens d’un milieu plutôt modeste, surtout très fermé culturellement parlant et très retrograde. J’ai beaucoup souffert de toute cette ignorance dans laquelle j’étais. Je ne rêvais que d’une chose : partir, m’enfuir !
Ce qui ne veut pas dire pour autant que le voyage sera facile… Quand je suis arrivée en France, des assistantes sociales m’ont dit qu’il fallait que, en tant qu’étrangère… – j’accepte n’importe quel travail, d’ailleurs j’ai travaillé – entre autre, dans un Flunch et je me disais, non, je ne veux pas vivre toute ma vie comme cela ! Je voulais faire des formations pour devenir photographe, mon rêve depuis que j’étais gamine. Et donc je suis arrivée à Toulouse, je me suis inscrite dans le MJC local. J’y ai rencontré Michel Paradinas qui m’a appris à développer des films et à m’initier au tirage N/B, les joies du laboratoire. A l’époque je faisais du 24 x 36 mm, avant de passer au 6 x 6 mm .
Yannick Vigouroux : Justement en 6 x 6 cm tu fais de l’argentique ou du numérique ?
Patrizia Di Fiore : Depuis 2016-17, je suis passé au numérique. Il y a eu une transition, je disais tout à l’heure que j’avais un côté un peu rigide, je voulais passer au numérique mais j’étais très attachée à mon appareil et au format carré, j’avais l’impression que c’était ma signature. Or le dos numérique sur un Hasselblad ce n’est pas du format carré, le 80 mm ce n’est plus du 80 mm, c’est comme un petit téléobjectif, cela change tout. Au début, j’étais très perturbée, je trichais un peu car je pouvais régler l’appareil sur un format carré. Mais tout de même j’obtenais une image rectangulaire qu’en fait je recadrais. epuis quelques temps toutefois j’ai sauté le pas et accepté le format rectangulaire.
Yannick Vigouroux : Comme c’est le cas de cette fenêtre donnant sur la mer que j’aime beaucoup et qui me fait beaucoup penser à Edward Hopper…
Patrizia Di Fiore : La photo a été prise à Sandgate, dans le Kent.
Yannick Vigouroux : Quelles sont tes influences photographiques ou cinématographiques ?
Patrizia Di Fiore : Ce qui m’a surtout et beaucoup influencé, c’est le cinéma. Quand j’étais adolescente, lorsque je vivais encore en Sardaigne, je m’ennuyais comme un rat mort mais à partir de l’adolescence j’ai pu aller au cinéma. Je ne pouvais jusque-là pas trop sortir à cause d’un beau-père très autoritaire et violent. Mais enfin je pouvais aller au cinéma d’art et d’essai, et cela a été la grande libération : c’étaient des images, et des histoires aussi… je pouvais enfin m’échapper !
Yannick Vigouroux : Quels réalisateurs et quel cinéma t’ont marqué en particulier ?
Patrizia Di Fiore : Beaucoup le cinéma italien, et le néo-réalisme, évidemment : Michelangelo Antonioni, Roberto Rossellini, Vittorio De Sica… Le théâtre napolitain pouvait aussi me distraire pas mal. Le côté misérabiliste toutefois au bout d’un moment pouvait m’agacer… bon c’est sûr aussi que, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’Italie était complètement à terre !
Yannick Vigouroux : Il y avait dans ce cinéma d’après-guerre une énergie extraordinaire.
Patrizia Di Fiore : Ils se nourrissaient beaucoup des Etats-Unis, et ce n’est pas pour rien qu’en Italie les termes anglo-saxons font partie du langage courant, parfois et même souvent c’est un peu agaçant. Il y avait sous l’influence d’Hollywood cette starisation des actrices italiennes comme Sophia Loren, Gina Lollobrigida, Claudia Cardinale… C’étaient et elles restent de véritables icônes, des sortes de madones cinématographiques.
Yannick Vigouroux : Pour ma part, je suis assez fasciné par Anna Magnani…
Patrizia Di Fiore : Anna Magnani je l’adore car ce n’était pas Sophia Loren justement, une beauté époustouflante et sophistiquée qui correspondait aux canons américains, avec Magnani on était vraiment du côté populaire italien, et puis je l’ai trouvée fabuleuse dans « Rome ville ouverte » (1945) de Rossellini. Dans « Mamma Roma » (1962) de Pier Paolo Pasolini aussi. Je fantasmais beaucoup, j’aurais aimé avoir une mère comme cela. Sophia Loren et Anna Magnani étaient des modèles d’émancipation, qui n’acceptaient pas leur statut de femme soumise au foyer, qui proposaient un autre mode de vie possible pour l’époque, contrairement à la soumission de ma mère.
Arrivée en France j’ai continué à aller au cinéma mais la palette s’est élargie, j’ai découvert notamment le cinéma français, qui est très riche aussi. J’ai été profondément marquée par des films comme « L’Atalante » (1934) de Jean Vigo, qui m’avait bouleversée. J’aime sa manière de filmer le désir, l’histoire de ce couple qui s’aime et se déchire à la fois, avec des images très suggestives, il n’y avait rien de vulgaire, c’était d’une grande poésie.
Yannick Vigouroux : Qualifierais-tu ta photographie de « documentaire » ?
Patrizia Di Fiore : Oui je pense qu’elle rentre un peu dans cette catégorie. J’avoue toutefois que je suis un peu perdue par rapport à ces catégories… Je n’ai malheureusement pas fait, mais enfin c’est comme cela, d’études universitaires. Je me sens un peu perdue vis-à-vis de tout cela. J’aurais aimé rétrospectivement faire une école d’art, mais adolescente je ne savais même pas que cela existait, ma famille ne m’incitait pas à la découverte, bien au contraire. Malgré tout, j’ai construit ma propre histoire et mon monde… Peut-être ai-je juste mis un peu plus de temps que d’autres à façonner ma voie.
Après Toulouse, je suis arrivée à Paris, et j’ai fait une formation plutôt technique pour pouvoir travailler en laboratoire photographique, au CREAR près de Chantilly en 1987-88, il y avait aussi des formations en audiovisuel et diaporama. Cela m’a permis de rentrer dans des laboratoires photographiques, j’ai fait cela pendant deux ans à peu près. Mais moi je voulais devenir photographe, ne faire que cela, et à un moment je me suis lancée. Et ne vivre que de photographie, ce n’est pas si simple ! C’est une vie très épurée et, selon les moments, austère. Mais finalement j’ai réussi à organiser ma vie quand même autour de cela.
Pour revenir au format désormais rectangulaire de mes photographies, cela correspond à des bouleversements personnels, je constate que depuis que j’ai sauté le pas, je me lâche un peu plus. Je suis lente dans mes décisions, et aussi dans mes prises de vue, je peux rester des heures à regarder un paysage, c’est mon côté contemplatif. Alors qu’on vit dans une période où il faut que tout aille très vite…
Yannick Vigouroux : Tu poses ton appareil sur un trépied ou tu travailles à mains levées ?
Patrizia Di Fiore : La plupart du temps j’utilise un trépied.
Yannick Vigouroux : Cela va de pair avec cette lenteur…
Patrizia Di Fiore : Oui. Et puis je reviens aussi sur les lieux, parce que ce n’est jamais la même chose, la lumière n’est plus du tout la même, le cadrage est différent, ou je fais marche arrière, me retourne, et cela donne – forcément – une autre image.
Yannick Vigouroux : Dans tes séries, il y a peu de portraits, à l’exception de la Bosnie…
Patrizia Di Fiore : En effet en Bosnie j’ai fait plus de portraits c’est vrai. En fait, il y a des choses qui sont compliquées pour moi, dont le portrait mais j’en fait malgré tout et de mes enfants aussi, plus avec le téléphone. Avec l’Hasselblad aussi, mais ce sont des photos que je ne montre pas trop sur les réseaux sociaux, à moins qu’ils soient de dos.
Photographier la mer aussi c’est compliqué pour moi, même si aujourd’hui j’arrive à la photographier. On peut y voir un lien avec la « mère ». J’avais l’impression que mes photographies de la mer étaient nulles, j’avais un vrai blocage. Je suis née à Cremona dans le nord de l’Italie, parce que ma mère enceinte a été contrainte de quitter la Sardaigne… puis à ma naissance j’ai été placée dans un institut, genre la DDASS, jusqu’à cinq ans. Enfin nous sommes allé vivre en Sardaigne, ce qui, après ce qui s’est passé, est quand même spécial…
Ce blocage de photographier la mer venait aussi de cette famille qui ne m’acceptait pas et refusait de me voir parce que j’étais ce qu’on appelait une enfant illégitime et sans père. Tout cela pour dire que j’ai mis du temps à me rabibocher avec la Sardaigne, où toutefois j’ai des amis très sympathiques et forts intéressants, avec qui j’ai toujours de très bons liens. Il n’empêche que cela a été très compliqué. Et voilà, je fais des photos de mer maintenant, réussies ou pas réussies…
Yannick Vigouroux : En tout cas, celle de la fenêtre en Angleterre donnant sur la mer est très réussie !
Patrizia Di Fiore : Oui, mais je crois que j’ai réussi à faire des photographies de la mer en passant par des endroits qui ne m’étaient pas trop proches affectivement parlant. Pourtant j’ai vécu en Angleterre, un an à Londres, mais justement là je ne voulais pas aller à Londres, je voulais aller en bord de mer, je suis arrivée à Douvres en bateau, en passant par Calais où j’avais fait des prises de vue autour des migrants, auxquels j’ai consacré une série. Donc je me suis arrêtée aussi à Sandgate et j’ai fait quelques images du littoral, notamment cette photo de la fenêtre de mon hôtel et effectivement j’étais assez contente, je me suis dit : « Ah je peux faire des photos de la mer ! ».
La lumière de la photo prise à Sandgate n’est pas du tout une lumière du nord, elle ressemble à une lumière méditerranéenne justement, même si la forme de la fenêtre est typiquement anglaise.
Tous les ans je retourne une fois dans le Sud de la Sardaigne là où j’ai grandi, et j’essaie de photographier le littoral. Je retourne aussi dans le centre de l’île où l’on s’est installés avec ma mère après la DDASS, avant qu’elle se marie. Je me dis aussi qu’il serait temps que je fasse un travail de fond là-bas, et que j’arrive à affronter tout ce passé.
Propos recueillis par Yannick Vigouroux à Paris en juillet 2022