De Sylvie Fajfrowska, peintre née en 1959, on peut dire qu’elle est un coeur pur, une figure féminine intense de l’éternelle jeunesse. Non point qu’il n’y ait en elle ni expérience des ténèbres, ni relation à l’irréversible fuite du temps, ni conscience du factice, mais, par la nature de son oeuvre picturale, elle doit se voir située dans un temps suspensif. Ce temps est le temps des images ou d’un temps que je dirais fait de la substance des images, ou des signes qui les composent. On objectera que les images ne sont pas substantielles, qu’elles n’ont pas de réalité ontologique et ne sont que des productions de la main et de l’oeil, du geste et du regard. Des artefacts. Pourtant, dans le travail de S.Fajfrowska, les images bien que très fabriquées – toute la sophistication de la peinture contemporaine y est présente – ont comme une valeur substantielle. Curieusement, elles nous apparaissent comme des sortes d’icônes, des figures presque pures, c’est-à-dire comme des simulacres, assumés tels, mais d’une chose peut-être réelle. Comment un tel paradoxe est-il possible ?
On sait la peinture faite d’images, mais on sait moins qu’elle a été et est encore faite de plusieurs sortes d’images. Proposons-nous d’en faire une typologie provisoire. Des différences de degré et/ou de nature nous permettent de les distinguer. On peut aussi les dire ordonnées selon le mode d’un glissando musical, d’une évolution continue sans ruptures apparentes, permettant de passer d’une hauteur à une autre. Ce glissando ferait alors passer insensiblement d’une différence de nature à une différence d’états. La sensibilité et le geste du peintre auraient valeur de loi et non plus ses idées quant à la nature des images. Tout cela se jouant à la surface même de la toile, surface matérielle, et non point dans un cadre conceptuel pré-conçu.
Selon cette typologie les images sont illustratives quand elles imitent et racontent les choses et sont donc reliées à elles, figuratives quand elles sont dessinées et donc posées et contenues par le dessin figuratif à des fins de représentation adéquates, figurantes quand elles configurent une figuration mais sont déliées ou détachées de la simple exigence figurative, abstraites quand elles posent une entité peinte qui ne figure plus d’objet identifiable, géométriques quand elles s’apparentent à des formes mathématiques et cinétiques, chromatiques quand elles existent par le jeu musical pur des nuances et des aplats de couleurs. C’est le travail de S.Fajfrowska qui suggère une telle typologie.
On admet aujourd’hui assez facilement qu’il en existe toutes sortes d’images et qu’elles ne sont bien évidemment pas seulement illustratives et narratives, donc pas naturalistes. Plusieurs possibilités se présentent. Elles peuvent tendre à ressembler à un réel, mais aussi s’en voir totalement détachées. Elles peuvent s’abstraire du monde pour se poser comme en un univers de pures images, des images de peinture par exemple, faites de traits, de couleurs, de motifs réitérés, de taches, d’intensités, faites de fragments d’objets, de signes, de mouvements, d’épaisseurs. Elles peuvent aussi être des images d’images, sans pour autant se situer relativement à celles-ci dans des liens narratifs, en une sorte de mise en abyme citationnelle. Elles peuvent se nourrir de la profusion dérisoire et confuse d’images stéréotypées qu’occasionne la culture populaire kitsch du monde industriel. Elles peuvent encore, et c’est là le point le plus difficile à saisir, configurer une figure tout en se disjoignant de son être de figuration. Je les appelle alors figurantes et abstraites. De sorte qu’on pourrait également les dire figurales, d’un terme emprunté au philosophe J.F.Lyotard, terme caractérisant pour lui ce qui rompt l’opposition classique de la figuration et de l’abstraction. Disons qu’en ce cas les images sont placées entre ces deux dimensions, donc ni figuratives, ni abstraites, mais d’ordre figural. C’est-à-dire qu’elles tendent à la fois l’abstraction et à la figuration, mais sans être véritablement figuratives. D’être figurantes, d’ordre figural, les rend capables à la fois de figurer et de défigurer, de figurer et d’abstraire. Car l’image figurante peut tout autant se révéler dé-figurante que figurante, composée que déconstruite, bien qu’elle ne soit pas en elle-même nécessairement défigurée ou décomposée.
Plaçons-nous dans le contexte de la peinture contemporaine de la seconde moitié du 20e siècle. Parmi les différentes orientations issues de la crise de la figuration, quatre d’entre elles, composent selon moi le contexte pictural du travail de Sylvie Fajfrowska. Elle fut d’ailleurs, lors de ses études, l’élève de Olivier Debré.
Dans la première de ces orientations, le travail du peintre se situe et se fait à même la surface de la toile du côté du fait pictural matériel, dans la trame manuelle de la réalisation, en une visibilité tactile qui n’est donc plus dans l’ordre optique de la figuration. Expressionnisme abstrait et abstraction lyrique sont de ce côté. Dans la seconde, le travail du peintre s’opère à partir d’un système de signes, d’éléments types de nature picturale qui, répétés, plus ou moins inscrits dans des sérialités, seront posés en tant que tels sans dénotation ni connotation préalables et de nature inexpressive. C’est l’Art Minimal. Dans la troisième, le langage de la peinture ne peut plus procéder que des images et des objets quotidiens stéréotypés de la culture du monde industriel, toute image étant une image dégradée, reproductible et prise dans des formes figées. C’est le Pop-Art. Pour la quatrième, la peinture est un travail sur le mouvement et l’ambivalence de la perception et il tend à l’abstraction géométrique par le jeu des figures et des couleurs. C’est l’Art Cinétique.
Quant à définir la dimension spécifique du travail de S.Fajfrowska, je dirai que deux orientations, quasi convergentes, l’inspirent et s’y rencontrent. L’une est de détacher la peinture de la figuration sans pour autant cesser de produire des figures, y compris de façon parodique, tout en faisant advenir dans l’image la question du figural, de la figure disjointe de la figuration. Ce en quoi elle fait converger les contraires, l’héritage expressionniste abstrait et celui du Pop-Art. La seconde est de faire des moyens de la construction de l’image, c’est-à-dire des couleurs, vibrations, contours, limites, lignes, volumes, schémas, motifs, espaces, symboles, graphies, la matière même de la peinture. Or, en deçà de ce minimalisme, il y a dans ses tableaux des suggestions intensives, peut-être d’ordre émotionnel, qui permettent de faire des éléments formels de la composition picturale la substance des images, ainsi par la vibration induite des couleurs. Ce en quoi elle fait de nouveau converger les contraires, le minimalisme et l’art cinétique avec l’abstraction lyrique.
Peut-on alors encore affirmer de l’oeuvre de S.Fajfrowska, qu’elle relève de ce programme que le philosophe Gilles Deleuze prêtait au peintre Francis Bacon, d’une peinture qui devait arracher la Figure au figuratif ? De celui-ci, il se pourrait qu’il y ait eu plusieurs modalités d’accomplissement au-delà des appartenances revendiquées, y compris des modalités situées très exactement entre la figuration et l’abstraction, des modalités figurantes. Mais, en même temps, de telles modalités figurantes seraient à placer entre la peinture géométrique, désaffectée, dé-subjectivée et l’abstraction expressive, cette seconde étant plus matériellement sensible parce que portée par des affects. Deux lignes d’inspiration simultanées agiraient donc bien chez S.Fajfrowska. L’une proviendrait de l’abstraction et irait vers la figuration, l’autre proviendrait de la figuration et irait vers l’abstraction. C’est cette double orientation qui permit au critique Eric de Chassey de dire que, chez elle, « le mimétisme et la non-figuration seraient des qualités secondaires ». Secondaires oui, mais seulement parce que le travail de S.Fajfrowska se situe à ce point d’intersection que sont les images figurantes, ni figuratives, ni abstraites, et qu’elle peut donc conjuguer l’imitation et l’abstraction sans les favoriser ni l’une, ni l’autre. Ce serait là l’un des aspects subtils de son travail. Elle ne serait donc pas l’auteur d’une peinture figurative, ni non plus cinétique, même si sa peinture présente de nombreuses figurations concrètes, de personnages, de visages, de corps, d’objets accessoires, ainsi que de structures de nature géométrique ou graphique. Les images seraient donc bien chez elle figurantes, d’ordre figural, mais pas véritablement figuratives, si ce n’est de manière ironique, voire parodique. Mais plus précisément, de quoi sont-elles les figurantes « De quel ordre figural ces images sont-elles le lieu » Les questions de l’objet visé par cette peinture, de ses référents, de la capture en elle par la représentation d’éventuels événements, picturaux ou subjectifs, restent posées, cela au-delà de la distanciation subtile déployée dans la composition.
Paradoxalement, dans ce travail, les objets représentés ne sont pas des choses, ce ne sont que des formes qui deviennent des images. Sa peinture en cela est sans objet ou n’a pour objet que des images sans contexte. Elle est donc dépourvue de signification autre que picturale. Pour autant, ces images prennent sur la toile la qualité de véritables objets du monde externe. Car souvent, les formes qu’elle représente, même abstraites, s’habillent d’une condition d’objet. Mobilier, accessoires vestimentaires, poupées, motifs floraux, peluches. Ce mouvement s’est accentué avec le temps. Ainsi ces combinaisons de ski que S.Fajfrowska représenta dressées, comme occupées par des corps, mais sans têtes, ni mains, ni pieds, ni aucun corps en elles. Or, sont-elles des enveloppes formelles vides, des simulacres peints de corps réels absents ou, au contraire des images pures de la forme d’un corps, des puissances figurantes abstraites, poétiques, de l’image du corps ? Il est quasiment impossible de le savoir, de déterminer la réponse. D’autre part, chez elle, les tableaux n’ont souvent, sur le plan de la représentation, que peu de cohérence générale. Ils n’entrent ni dans un rapport de signification, ni de communication. Ils peuvent nous impressionner, mais ils ne racontent rien. Ils n’ont pas d’unité visuelle, mais un équilibre de composition. C’est parfois la couleur qui les fait tenir. Elle est l’élément premier de la peinture de S.Fajfrowska, même si les couleurs sont travaillées en aplat, sans inflexion aucune, pour produire un effet de mise à distance. Les tableaux sont également faits de figures ornementales et de motifs, d’éléments juxtaposés, parfois de valeur quasi symbolique, agencés au sein de disjonctions spatiales, de rapports dynamiques de circulation et de jeux combinatoires. Mais avant tout, c’est une certaine logique picturale d’agencement des figures entre elles qui les construit, cela indépendamment de toute référence à la valeur symbolique des éléments employés. C’est-à-dire à travers ce diagramme manuel et tactile qui se déploie au sein du geste de peindre, à la surface matérielle de la toile, dès que la peinture quitte l’ordre de la représentation et quel que soit le style du peintre. Les images de Sylvie Fajfrowska découlent alors d’opérations de déformations, de permutations, de transpositions de leurs éléments, comme l’écrit si bien la critique Pascale Cassagneau. Quant au médium employé pour confectionner le tableau, fait de cire et de vinyle, il donne aux images peintes une matité, ou une brillance lisse, qui à la fois renforce leur valeur d’objets et les fige dans une immobilité qui neutralise le geste dynamique qui les a composés. Ce faisant, les images deviennent presque des entités factices, artificielles, semblables à des productions de la culture industrielle, des réalités réifiées.
En une telle complexité, il faut comprendre qu’est pris irrésistiblement le problème de la figuration du visage humain, et aussi celui du corps humain et de son désir. Donc la question primordiale de l’image même, si on admet, comme il a été souvent soutenu, que toute image produite par le travail humain de représentation renvoie nécessairement à l’image de la face, au visage, et donc à celle du corps propre. A une visagéïté. Ce serait vrai y compris de la peinture abstraite. Dans la production récente de S.Fajfrowska, les figures de visages et de corps humains sont devenues plus fortement présentes, notamment à travers deux types de peinture. Je les ai nommés : « Les grands corps suspendus » et « Les petits récits interrompus ». Dans le premier d’entre eux, les corps nous apparaissent sur des toiles hautes, sous la forme de personnages de grande taille. L’exposition nous en présente deux, l’homme au chapeau et le gamin à la trame-damier colorée. Ils ne sont que faussement réalistes, y compris pour qui voudrait les voir issus de l’imagerie d’une esthétique naïve. Leurs proportions quant à un corps réel sont un peu fausses. Les parties qui les composent sont des juxtapositions d’éléments disjoints et disparates, elles sont démesurées les unes par rapport aux autres. Et s’il y a bien unité de figure, il n’y a qu’illusion d’unité figurative. Ces corps qui sont posés sur un fond de couleur homogène, semblent pouvoir sortir de la toile, se projeter au devant de nous, comme détachés de leur support. Au sein de ces tableaux, il n’y a nul effet de perspective apparente, le fond n’est pas représentatif, ni réaliste, il ne donne aucun contexte à l’existence de ces personnages, ni n’en raconte la situation. Il n’y a donc ni narration, ni illustration.
L’un, l’homme au chapeau, est tronqué par le haut et s’il tend ses mains, c’est sans exprimer d’intention particulière. Quant à son visage, il n’est qu’apparent, plus suggéré par le jeu des éléments formels et des couleurs que dessiné, que représenté. C’est donc la figure figurante d’un corps humain qui apparaît, mais non point la figuration d’un personnage humain. Tout autant, dans une appréhension plus naïve, on croit avoir affaire avec une représentation figurative, à un personnage humain, mais sans en avoir l’assurance. Cette incertitude n’est sans créer quelque malaise. Elle n’est pas rassurante, parce que cette figuration n’en est pas tout à fait une. Ce corps pourrait n’être qu’une effigie, vide de toute vie, malgré son geste incompréhensible. Le second, un grand enfant, posé à côté d’une trame colorée, un réseau de couleurs entrelacées, paraît nous regarder. Les deux personnages ont des positions hiératiques, sont imposants de stature. On ne sait s’ils sont monstrueux ou humains. Peut-être réclament-t-ils de nous quelque humanisation ? Il est impossible de les interpréter, ils ne sont que des figures, des existants suspendus dont le visage exprime l’absence ou l’attente éperdue. C’est la figure picturale qui donne ici au corps humain sa mesure, pas le visage et pas assez le regard. Il y a pourtant le regard, sans qu’on sache précisément ce qu’il regarde. Un regard qui insiste, persistant, porté peut-être par la douleur ou par des intensités secrètes. En même temps, il n’est qu’un pur regard tourné vers une abstraction qui l’évide. La direction intense de l’oeil se tourne vers quelque objet sans substance. Le regard, l’oeil, est un motif en soi qui apparaît souvent dans le travail de S.Frajfrowska. C’est un regard qui interroge, fixe et vise, mais il ne parle pas. Il est au milieu des choses et des images, une figure de l’image. Souvent, il est de biais, à contre-temps. Et quand il rencontre le visage-image qui le supporte, par collusion, c’est la douleur sourde ou l’ironie qu’il propage.
Dans le second type, les tableaux sont de longs rubans qui juxtaposent des figures. Les couleurs en sont très vives, à la fois neutralisées et en même temps violentes. Ce sont des ensembles de personnages plus ou moins abstraits, typiques de l’univers pictural de S.Fajfrowska. Des sortes de peluches, des animaux grotesques et presque grimaçants stylisés, peut-être des diables, des visages humains regardants dont l’expression est paradoxale, expressive et inexpressive. Ces différents registres donnent lieu à des figures-figurantes qui sont posées sans relation entre elles. Toutes semblent osciller entre le grotesque, le réalisme, la fiction, l’abstraction et elles ressemblent à des simulacres de personnages de cartoon. La couleur, ou l’absence de fond de couleur, les rassemble et les sépare. Il se dégage de celles-ci une impression d’outrance, d’excès, d’invraisemblance. De chacune on pourrait dériver des éléments de récit, ou de leur commune existence apparente. Ces figures juxtaposées semblent composer la structure d’une fresque, mais le récit glorieux n’advient pas de l’extension longitudinale de la toile. Il est interrompu, il n’y a pas d’histoire. Sur le plan pictural, on ne sait d’ailleurs pas si ces figures sont appariées à la surface ou au fond, ou si elles sont faites pour se détacher de tout support peint, pour exister en soi. Or, dès que la figure quitte son alliance avec la trame géométrique des couleurs entrelacées, le sol tend à se dérober sous les pieds des personnages, des figures anthropomorphes. Mais encore, si le fond de la toile peinte, ce milieu de couleurs, vient à s’effacer comme support, alors cela tend à laisser surgir dans l’imaginaire du spectateur des moments de malaise et d’effroi. Il n’y aurait alors plus que de la surface et des figures sans appartenance, ni au monde, ni à l’univers des images. Ce serait alors comme une fin des images. De sorte que nous serions les témoins de la préfiguration d’un moment catastrophique, de la venue d’un monde absolument sans images discernables. Pourtant, autour de nous, partout l’imagerie prolifère.
Sylvie Fajfrowska, elle, aime l’image, singulièrement, et cela bien plus que les images. Plus exactement, par delà la figuration, elle aime la valeur d’image des couleurs, des figures, des objets, des tableaux eux-mêmes. De sorte que, dans son travail, elle vise à instaurer le règne de l’image. Il ne s’agit donc pas dans son oeuvre d’une collection d’images, au pluriel. Sa peinture n’est pas la confection d’un ensemble d’images, elle est curieusement la recherche de la seule image. Chacun de ses tableaux est une image qui, même fragmentée et fragmentaire, représente la déclinaison d’un travail sur la substance de la seule image, de l’un de l’image. Il n’est pas dit qu’il soit facile d’y atteindre. Il ne saurait y avoir d’image unique de la seule image, mais toutes les images peuvent se dériver de la recherche de cette seule image. Bien entendu, cette seule image est une image interrompue, une image environnée de silence, de joies, de larmes, de cris et de silence. Une image de peinture aussi.