After Alife Ahead de Pierre Huyghe propose une expérience artistique unique, une rupture profonde avec tout ce que nous connaissions de l’art, un prolongement inédit du geste augural de la Documenta précédente.
Pierre Huyghe a placé des abeilles, des paons, un mollusque connu sous le nom de Conus textile, des cellules humaines cancéreuses Hela, et des algues à l’intérieur d’une ancienne patinoire qu’il a totalement reconstruite, en la transformant en un organisme vivant, une sorte de biotope hallucinant.
Des capteurs non visibles enregistrent le mouvement des paons et des abeilles, ainsi que les niveaux de CO2 et de bactéries dans la patinoire. Un algorithme utilise ces données pour calculer la vitalité moyenne de l’espace puis transmet l’information à un incubateur contenant les cellules cancéreuses Hela qui selon l’activité perçue augmente ou ralentit le taux de reproduction des cellules.
À l’aide d’une application, on peut suivre sur son smart phone, l’apparition et la disparition en réalité augmentée des cellules, sous forme de quadrilatères noirs qui se déplacent virtuellement sur le plafond de cette ancienne patinoire.
En se déplaçant dans l’aquarium le Conus textile agit lui aussi sur son environnement. Le mollusque dont le poison mortel ultra-puissant ne connaît pas d’antidote actionne les mécanismes d’ouverture et de fermeture des fenêtres zénithales.
After Alife Ahead est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui régénère continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les produit. Une machine autopoïétique qui engendre et spécifie continuellement sa propre organisation.
Le concept d’autopoïèse cher à Pierre Huyghe inventé par Humberto Maturana et Francisco Varela est la propriété d’un système de se produire lui-même, en permanence et en interaction avec son environnement, et ainsi de maintenir son organisation malgré le changement de composants.
L’hiver dernier sur l’invitation de Tino Seghal, l’artiste a présenté au Palais de Tokyo Living Cancer Variator une œuvre qui repose également sur une alliance entre le vivant et la technologie. Une sorte de teaser minimaliste de After Alife Ahead.
Des capteurs de mouvements enregistraient l’activité des différents organismes vivants qui constituent l’écosystème du Palais de Tokyo (mouches, souris, fourmis, araignées, bactéries), s’ajoutaient des données d’origine humaine comme l’enregistrement des battements cardiaques de la petite fille qui interprétait Ann Lee dans une pièce voisine et des variations de CO2 et température des intervenants de This Variation à l’étage supérieur. L’ensemble était transmis à un incubateur contenant des cellules cancéreuses HeLa et en faisait varier les conditions de développement.
Dans les deux propositions à Münster et à Paris, Pierre Huyghe met en place des systèmes dans lesquels les humain.e.s mais aussi les non humain.es, les végétaux et les machines sont acteur.trice.s et spectateur.trice.s et surtout génèrateur.trice.s d’une production de cellules humaines cancéreuses dans un incubateur intégré dans l’écosystème, visible par tou.te.s.
Cet écosystème huyghien pouvant être perçu comme une présentation de ce qu’on appelait autrefois nature, la présentation d’un lieu commun.
Encore faudrait-il s’entendre sur le concept de nature et convoquer dès à présent la position de la célèbre biologiste féministe Donna Haraway.
La nature n’est pas un lieu physique dans lequel quelqu’un.e peut se rendre, elle n’est pas non plus un trésor que l’on peut enfermer ou emmagasiner, ni une essence que l’on peut sauver ou violer. La nature n’est pas un texte à lire dans le langage des mathématiques et de la biomédecine. Elle n’est pas l’autre qui offre l’origine, le réapprovisionnement et le service. Ni mère, ni nourrice, ni esclave, la nature n’est pas la matrice, la ressource ou l’outil de reproduction de l’homme. La nature est un topos, un lieu, dans la dimension rhétorique d’espace ou de sujet autour duquel se retrouvent des thèmes communs. La nature est, à proprement parler, un lieu commun. (3)
Restons un moment encore dans le champ du féminisme, quelque chose en effet semble étrange dans cet écosystème huyghien : la présence des cellules cancéreuses Hela.
Pierre Huyghe ne peut pas ignorer ce que sont les cellules Hela et ce qu’elles convoquent comme histoire. En dehors de la dimension immortelle d’une cellule cancéreuse il y a aussi l’exploitation du corps d’une femme depuis plus de cinquante ans par l’industrie pharmaceutique.
Les cellules Hela proviennent en effet d’un prélèvement de métastases effectué sur Henrietta Lacks, atteinte d’un cancer du col de l’utérus et décédée en 1951.Elles forment la première lignée cellulaire immortelle d’origine humaine jamais établie.
La jeune femme est morte dans un service réservé aux pauvres et aux personnes de couleur (coulures people) de l’hôpital Johns Hopkins, à Baltimore, dans le Maryland. Avant qu’elle ne décède, un chirurgien blanc a prélevé sans son accord et sans en informer la famille des échantillons de sa tumeur et les a déposés dans une boîte de Petri. Les chercheurs tentaient depuis longtemps de maintenir en vie des cellules humaines en culture pour tester des remèdes et comprendre le fonctionnement humain. Mais les cellules séparées de leur corps d’origine finissaient toutes rapidement par mourir.
Or, pour la première fois, celles d’Henrietta Lacks se sont avérées différentes : une génération nouvelle de cellules apparaissait toutes les 24 heures. Depuis, elles n’ont jamais arrêté de se multiplier.
Cependant, ces cellules ont longtemps été le sujet de questions d’ordre éthique.
Les cellules prélevées d’un individu lui appartiennent-elles toujours ? Sur ce point, la Cour suprême de Californie statua que ce n’était pas le cas et que donc ces cellules pouvaient être distribuées et commercialisées librement.
De nombreuses entreprises vendent désormais des cellules HeLa à différents laboratoires à travers le monde et s’enrichissent grâce à ces cellules cancéreuses alors que sa famille n’a reçu le moindre argent de ce commerce.
D’après la journaliste scientifique américaine Rebecca Skloot (2), qui s’intéresse à l’histoire d’Henrietta Lacks depuis des années et a écrit le livre La Vie immortelle d’Henrietta Lacks les enfants d’Henrietta ont appris que des cellules de leur mère vivaient encore seulement vingt ans après les faits, et totalement par hasard.
Il y a plusieurs années, une plaque commémorative a été installée sur les lieux où se trouverait la tombe d’Henrietta Lacks en Virginie. En juin 2011, l’Université d’État Morgan de Baltimore lui a décerné le titre de docteur honoris causa à titre posthume.
Pierre Huyghe, artiste mâle blanc occidental le sait. Il répète ou remake ainsi les gestes que d’autres ont fait avant lui, scientifiques et industriels en piégeant les cellules humaines au sein de son exposition.
Les a t-il achetées dans un laboratoire ? A t-il demandé l’autorisation à la famille de figurer le corps d’Henrietta Lacks dans son œuvre ? À qui appartiennent les cellules cancéreuses dans cet incubateur ?
La question raciale et féministe s’invite donc d’une manière inattendue dans cette œuvre puissante qui à bien des égards convoque la plasticité renversante du vivant, de son alliance avec la technique et le non-vivant avec virtuosité. Elle rejoue non seulement une histoire de la sculpture occidentale, mais aussi celle d’une scène artistique qui prospère dans des découpages souvent trop essentialistes, racistes, sexistes, universalistes ou classistes.
Cet été, des émeutes raciales autour de sculptures américaines ont explosé à Charlottesville (États-Unis) à propos de la statue d’un général sudiste. Une femme a été tuée. Que faire des monuments aux soldats confédérés morts pendant ce sanglant conflit de quatre ans, vestiges controversés du Sud esclavagiste se pose comme question l’Amérique de Donald Trump ?
Il est cependant intéressant de mettre en parallèle, d’un côté la déconstruction par un artiste d’une patinoire à Münster, pour y exposer un écosystème dans lequel des cellules humaines cancéreuses immortelles provenant du corps d’une femme noire prélevée à son insu et d’un autre côté le déboulonnage de statues représentant des hommes blancs esclavagistes, c’est-à-dire d’hommes blancs qui ont exploité les corps des esclaves souvent noir.e.s aux États-Unis.
Dans les deux cas, il s’agit bien de l’exploitation des corps, à deux époques différentes qui se cristallisent autour de la sculpture. Dans le cas de Pierre Huyghe, il s’agit de le plonger dans un écosystème qui module sa croissance pour en faire une œuvre d’art et dans l’autre de désocler et d’effacer de territoires publics les représentants de l’exploitation des corps des esclaves.
Achille Mbembé dans Critique de la raison nègre nous rappelle : De tous les humains, le Nègre est le seul dont la chair fut faite marchandise. Au demeurant, le Nègre et la race n’ont jamais fait qu’un dans l’imaginaire des sociétés européennes. (4)
Pierre Huyghe peut-il faire l’économie de séparer cette appropriation biologique de son histoire et de ce que perpétue ce geste ?
Pierre Huyghe en introduisant ces cellules Hela dans plusieurs de ses installations, inciterait plutôt à nous faire réfléchir à la contamination des découpages obsolètes opérant dans le monde entre vivants, non-vivants, machines, espèces végétales et animales, et ceux que convoquent la présence des cellules Hela que sont les races, les classes ou les genres.
Il se rapprocherait plutôt des mondes que décrit Donna Haraway : Ceux où les organismes sont construits par des pratiques technoscientifiques transformant le monde, par des collectifs particuliers mais toujours multiples d’acteurs-rices/actant-Es dans des espaces-temps particuliers. (5)
1 Donna Haraway, Les promesses des monstres : politiques régénératives , Penser avec Donna Haraway Elsa Dorlin & Éva Rodriguez PUF, 2012
2 Rebecca Skloot, La vie immortelle d’Henrietta Lacks, 2010 Le livre de poche.
3 Donna Haraway, ibid
4 Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Editions La Découverte, 2013
5 Donna Haraway, ibid