Plaidoyer pour le dessin

Depuis Régis Michel et sa provocante exposition La peinture comme crime, le monde de l’art est dans une phase de retrouvailles avec un territoire de l’art longtemps maintenu en marge, le dessin. Après avoir, selon la thèse de R. Michel, participé au crime de la peinture contre l’imaginaire par un culte excessif porté à l’image, les musées et même le marché s’intéressent à ces formes artistiques dominées par le trait, portés par la logique de l’évanescence et de la suggestion. Un deuxième Salon du dessin contemporain se tiendra à Paris en mars et le Musée des Beaux-Arts de Lyon présente actuellement l’aboutissement d’une carte blanche accordée à Jean-Luc Nancy pendant deux ans, sous la forme d’une exposition : Le plaisir au dessin.

Jean-Luc Nancy a ainsi décidé avec ce projet de se consacrer à un territoire qui n’est pas si souvent l’objet d’expositions et de le faire en revendiquant l’expérience du plaisir. Comme d’autres revendiquent une posture d’amateur en réaction au professionnalisme de l’art, J-L. Nancy met en avant une approche esthétique basée sur le plaisir de la forme, sur le désir du regard et sur l’impératif intime de la pratique du dessin. Nécessité intérieure pour l’artiste de “griffonner, esquisser, tracer, croquer ou silhouetter”, partagée par tous dans l’enfance et fantasmée ensuite dans l’expérience esthétique. Avec l’élégance de la pensée qui est la sienne, la proposition de J-L. Nancy fait alterner différents modes du dessin en accompagnant nos regards sur les oeuvres d’une mise en avant de certaines caractéristiques du médium. En privilégiant une déambulation marquée par des stations, “le tracé, la ligne”, “l’espace ouvert, investi”, “matières, touches, sensations”, etc, il structure le plaisir de la visite de manière à l’inscrire dans une réflexion sur ses caractéristiques. L’accrochage privilégie les dialogues entre les oeuvres par delà les styles et les époques : l’association d’un Miro et d’un Delacroix débouche ainsi sur une fascinante variation sur la main de Gabriel Orozco. Dans le dessin d’Orozco, les formes-empreintes de la main s’enchaînent en insistant sur les mouvements ludiques qui permettent de parcourir l’étendue de la feuille, substituant le contours fin, en creux, à la marque pleine de la peinture, opposant une forme aérienne et universelle à l’empreinte porteuse des signes identitaires.

Le dispositf scénographique permet de créer des espaces autonomes tout en aérant au maximum les alcôves par un système varié d’ouvertures. On est très loin de l’atmosphère dure de La peinture comme crime, marquée par des murs noirs, un parcours clairement délimité et un discours accusateur. Ici au contraire le cheminement est discret et invite souvent à revenir sur ses pas pour se rapprocher d’une toile ré-aperçue à travers une fenêtre, et les textes qui parsèment le parcours, citations d’artistes, d’historiens, de philosophes, accompagnent le regard dans une approche méditative et sensible. Les catégories choisies par J-L.Nancy pour ponctuer l’accrochage ne sont pas de grandes révélations, mais elles s’imposent d’elles-mêmes lorsque l’on songe aux spécificités du dessin. La main, outil majeur de cette pratique, est mise en avant dans une partie nommée “De ma main dessinante à la main dessinée”. “La forme qui se cherche” présente des pièces passionnantes où l’esquisse impose son autonomie. Le Massacre des enfants de la race royale de David ordonné par Athalie de Sigalon (1824) est particulièrement impressionnant : les corps bien silhouettés mêlent leurs contours en créant de belles lignes mouvementées, le rouge et le noir s’associent pour tracer le tableau d’un désastre humain où les visages s’effacent au profit d’une affirmation des corps.

Un pan de mur était aussi consacré à un très beau dialogue de nuages, entre Constable, Delacroix, Doudin et Martin. Des compositions centrées sur des formes moutonneuses ou légères, pauses rêveuses et rayonnantes. L’exposition met à l’honneur les dessins de François Martin, aquarelles sur des feuilles de cahier d’écolier qui revisitent avec humour des formes et des symboles classiques, dans des gestes précis et sans la prétention de lourds dispositifs de création. L’exposition présente aussi l’installation Casquettes radar (1990-94) de Fabrice Hybert, installation qui propose une jeu de renvoi entre objet, dessin, matière, très juste proposition où le dessin s’expose non pas en tant qu’esquisse ou croquis mais dans son statut moteur initiant un principe d’équivalence assez absurde. Au fond, le dessein dont J-L Nancy aime à rappeler la présence impérieuse dans le dessin, le désir de libérer un geste débouche ensuite sur des formes qui excèdent bien ce médium. C’est ce qui explique la dernière section de l’exposition consacrée au dessin hors du dessin, mais qui achoppe de manière assez catastrophique. Ce que F. Hybert met en scène avec humour dans son installation, les aller-retour entre dessin, scultpure, ready-made, texte, J-L. Nancy le fait dans une littéralité déroutante. En exposant des sculptures et des vidéos, mais bien sûr pas de peinture, il demande de mettre en situation d’équivalence des formes qui racontent d’autres histoires, libèrent d’autres pulsions, et ne prennent pas du tout sens dans un tel contexte : une section qui vient à la fin, lorsque le dessin proprement dit disparaît des cimaises et que s’y substitue par exemple une vidéo de Pipilotti Rist. Il est important parfois de prendre position, et de s’y tenir, sans chercher à éclater une proposition par souci certainement généreux d’inclusion. La transdisiplinarité de certaines pratiques ne justifie pas n’importe quelles correspondances.