Regards distanciés sur le Luxembourg

« Pour bien regarder, il ne faut pas trop voir » Régis DEBRAY Les photographies de Charles Fréger sont présentées pour l’ouverture du MUDAM, Musée d’art Moderne Grand-Duc Jean à Luxembourg en juillet alors que celles de Valérie Belin et de Joël Tettamanti seront exposées dans le cadre du Mois Européen de la Photographie en octobre-novembre 2006

Le choix des photographes pour le projet « Galerie : Portraits du Luxembourg » initié par le MUDAM en 2002 semble au premier abord plutôt fortuit. Néanmoins le résultat de ces études frappe par la complémentarité et la cohérence des démarches. En effet, malgré leurs différences stylistiques, toutes les œuvres de cette commande répondent à un travail de conceptualisation autour des notions de réel et d’apparence. Tout en jouant plus ou moins fortement sur la frontalité du sujet et sur le retrait de l’expressivité au profit d’une objectivisation plus accrue, les photographes ne cachent pas pour autant leur questionnement sur le rapport du médium photographique avec la réalité physique.

Générées par une prise de conscience de la représentation voire d’une re-présentation d’une certaine « réalité appropriée » ces photographies gagnent en iconicité à travers un concept systématique dans la prise de vue et la présentation.

A l’opposé de l’immédiateté de ce qu’on a tendance à appeler la photographie documentaire, ces images montrent plutôt le processus de déconstruction-reconstruction avec lequel les artistes réussissent une espèce d’extraction du réel que chacun remet en scène selon ses propres dispositifs stylistiques.

Dans la série des vitrines de Valérie Belin ou les paysages post-industriels de Joël Tettamanti, on sent manifestement un certain degré de distanciation qui nous oblige à prendre une posture réflexive par rapport à ce que nous voyons.

Valérie Belin choisit son sujet afin de recomposer un réel, qui se situe entre le « ça a été » et le « devenir image ».

A travers cette mise en abyme, où se confondent décontextualisation, intérêt pour le sériel et abstraction, elle pose la question de l’ontologie de l’image photographique. Comme elle l’exprime dans une interview avec Michel Poivert, elle pense que le rôle de la photographie n’est pas uniquement de « …représenter et décrire mais transmettre une forme d’existentialisme des choses ».

La série « vitrines » Luxembourg 2003 est composée de sept vitrines photographiées dans la ville de Luxembourg qui se présentent sous forme de grands tirages en noir et blanc aux nuances de gris d’une grande qualité plastique.

Les vêtements démodés et les décorations et aménagements de vitrines désuets participent d’une force métaphorique qui émane des objets que nous regardons à travers des photos-vitrines. Les reflets qui semblent hanter le sujet photographié se mélangent à la réalité pour combler l’absence de l’être. Les artéfacts qui décrivent notre quotidien témoignent de notre rencontre avec les choses et les événements dans un présent qui nous plonge comme disait Heidegger « au milieu de relations étendues d’espace, de temps et de sens. »

En adaptant la série de portraits photographiques et uniformes commencée en 1999 à la situation luxembourgeoise, Charles Fréger réussit à développer sa recherche sur l’individuel et le collectif à travers l’inventaire des groupes sportifs et professionnels. Sous le titre de « Lux », il rassemble une quantité d’images réalisées tout au long des trois années auprès des majorettes, des nageurs, des footballeurs, des cavaliers, des choristes et des militaires. Cette démarche typologique, dans la tradition de la photographie allemande d’un August Sander, révèle des détails significatifs qui font resurgir l’identité singulière de personnes qui souvent ne sont perçues qu’à travers l’uniformisation et la neutralité du groupe. L’isolement du sujet dans l’image, l’acerbité du rendu, le soin du détail nous font croire à une objectivité de la photographie qui, comme l’a remarqué Olivier Lugon en référence au maître allemand, traduit « …une véritable sociologie en image ».

Avec les photographies de paysages industriels du Luxembourg de Joël Tettamanti, on passe du sociologique à l’archéologique. Ses études de lieux et non-lieux traduisent l’idée de palimpseste et nous poussent à réagir face au vide, au déconstruit d’un territoire abandonné. Tout en nous confrontant aux problèmes de l’environnement, ces états des lieux rendent aussi hommage à une région active dans le passé qui aujourd’hui n’est plus « regardée » qu’à travers l’œil du photographe.

De même ces sites en ruines, aux formes et couleurs étonnantes qui composent ces photographies parfois étranges, nous incitent à développer notre regard créatif.

Ainsi les travaux de Joël Tettamanti mais aussi ceux de Valérie Belin et de Charles Fréger nous obligent à regarder ce qui n’est pas toujours dans notre champ de vision et à participer de façon critique à leur vision détachée d’une certaine réalité luxembourgeoise.

Leurs photographies analysent les aspects cachés de l’identité du pays et constituent comme chez Eugène Atget « une leçon d’un imagier qui fait œuvre de ce qu’on ne regarde pas. »