Retour sur un travail de deuil collectif, celui de la cigarette, cérémonie mise en place fin décembre 2006 à la Galerie Sévigné
D’abord un faire-part, une invitation à une cérémonie mortuaire.
Pour quel familier ? Monsieur Nicotin, celui que notre bouche a baisé plus encore que n’importe quel(le) aimé(e).
Dès l’arrivée dans la chambre funéraire tendue de tissus noirs, nous sommes accueillis par deux jeunes filles, deux vestales dans leurs tenues de deuil qui se tiennent solennelles de chaque côté du catafalque.
L’homme est étendu, résumé à ce qui causa sa mort, portant sur son corps la marque de ses plaisirs mortels, tel un habitant de l’Enfer de Dante qui est puni par où il a péché.
On pense à La colonie pénitentiaire de Kafka, le rappel de la loi transgressée s’imprimant sur le corps du condamné.
La pensée vagabonde et l’image s’impose du cow-boy de la publicité Malborough qui a attaqué la firme en justice pour avoir causé son cancer des poumons, véritable maladie professionnelle… Et pourtant, Jean Nicot de Villemain, ambassadeur au XVIème siècle de François II au Portugal aida Catherine de Médicis à combattre ses migraines grâce à cette médicée : « l’herbe à la reine », ce pétun ou tobaco réduit en poudre.
La mémoire de ce bienfaiteur de l’humanité va-t-elle s’éteindre à l’instar des 2000 mégots écrasés qui constellent le corps de Monsieur Nicotin qui gît de tout son long dans son catafalque transparent entouré de fleurs ?
Surtout me revient en tête la phrase qui a hanté Jacques Derrida sous la plume de laquelle elle est venue spontanément dans une dédicace d’un de ses livres, il ne dit pas lequel ni à qui : « Il y là, cendre » L’accent grave et la virgule se sont imposés à lui et cette phrase se reproduit depuis dans chacune de ses oeuvres.
« Feu » Monsieur Nicotin, est-il marqué ! Feu « Quel drôle de terme, cela signifie-t-il que le feu couve encore sous la cendre et qu’il soit prêt à renaître »
A ce moment de nos interrogations, un geyser jaillit et une image immédiate m’assaille : celle d’un voyage en Islande dans les jets soufrés de volcans toujours actifs. Monsieur Nicotin serait-il toujours actif « On bien n’avons-nous assisté qu’au dernier rejet de son âme : A-t-il rendu son dernier souffle enfumé, l’a-t-il exhalé une fois pour toutes » Celui-ci pèse-t-il 21 grammes comme le Docteur Duncan MacDougall l’a prouvé dans ses recherches sur le poids de l’âme « S’agit-il de la version scientifique des figurations d’angelots s’échappant de la bouche des mourants »
Mais non, ça recommence. Le défunt n’est pas mort car il fume encore, sa cigarette entre les lèvres en témoigne. Il ne s’est pas éteint totalement. « La mort est au présent », affirme Gilles Deleuze commentant Leibniz.
Ce que Rémi Boinot nous démontre, c’est cette éternité de la mort qui régulièrement est en train de mourir. C’est aussi le triomphe de l’acte de la vie que le cadavre alterne entre deux inerties. Le plaisir se renouvelle, il a la vie dure, la grève de la vie n’est qu’une lucky strike. La cigarette du condamné ne signifie pas qu’on va lui couper le cigare de façon définitive. L’immobile se réveille pour se figer de nouveau. On n’en finit pas d’expirer et d’en retirer du contentement. S’en aller en fumée n’est pas définitif.
Rémi Boinot a choisi la façon des Amérindiens pour nous envoyer ce message métaphysique.