Rendre chair, un livre avec Alice Neel

Nous vivons une période où, en matière d’art, les réévaluations régulières croisent des mouvements de fond plus vastes, entrelacés dans des échelles de temps différenciées. La figure d’Alice Neel et son oeuvre, artiste états-unienne du XXème siècle, est touchée par ce double phénomène. Peintre figurative, quelque part entre réalisme et expressionnisme, active des années 1920 aux années 1980, sa pratique se situe consciemment à rebours des avant-gardes de la seconde moitié du siècle, qui voit la dominiation de l’abstraction, des démarches pop, conceptuelles, performatives, etc. Femme et féministe, elle a certainement vécu une forme de minoration réservée à son genre. Communiste, engagée dans la lutte des classes comme dans celle des droits civiques, elle a dû évoluer dans un pays qui a fait de la guerre froide avec le bloc soviétique un de ses leitmotivs.

Même si une relative fortune critique lui est acquise à partir des années 1960, Alice Neel fait partie de ces artistes dont l’oeuvre est aujourd’hui plus fortement reconnu, dans son pays et à l’international. Pour preuve les expositions récentes dans des insitutions importantes en Espagne, Belgique, sur la côté ouest des Etats-Unis ou encore celle que le Centre Pompidou présente cet automne, rétrospective retardée par la Covid et qui met l’accent sur ses engagements politiques.

Au-delà des questions qui occupent l’historie de l’art, ses occultations diverses, Rendre chair, « biofiction » que Florence Andoka consacre à l’artiste, s’attache surtout à l’artiste qu’était Neel à travers sa relation aux autres par la peinture. Amis, connaissances, voisins, parents, relations professionnelles, c’est dans sa fréquentation quotidienne qu’elle puise une bonne partie de ses sujets, ayant fait du portrait le centre de sa pratique. Rendre chair s’intéresse à la dernière partie du parcours de Neel, des années 1960 à 1980, une époque où elle fréquente un milieu artistique new-yorkais particulièrement actif et diversifié.

L’autrice, doctorante de recherche-création en littérature, prend le parti de tutoyer Alice Neel, entraînant d’emblée le lecteur dans une forme de proximité sans affectation. Pas de faux-semblants. Structuré en cinq parties, le récit égrène de courts passages, sortes de notes dont l’intitulé est le plus souvent celui des noms des modèles de la peintre. Comme en miroir, c’est à travers ces personnes, seules ou à deux pour la plupart, le temps d’une ou plusieurs séances de poses, que la personnalité de l’artiste se dessine. Une écriture précise, simple mais dense, sans fioritures et sans complaisance, à l’image de l’art de Neel, construit peu à peu une interpétation de qui elle était.

A travers ce portrait en reflet de ceux qu’elle peint, Florence Andoka cherche à faire jaillir ce qui motive le désir de l’artiste comme les contradictions de la femme. Aussi la narration fonctione t-elle par une mise en tension. D’un côté les lassitudes, les déceptions et les douleurs d’une vie professionnelle (bâtie avec opinaiâtreté à contre-courant) et personnelle (relations amoureuses, maternité, deuils). De l’autre l’envie de peinture toujours présente, le besoin de fréquenter la jeune génération, la sève de la vie. Rappelons qu’Alice Neel est née en 1900 et que les artistes, critiques, écrivains, acteurs qu’elle cotoie sont pour beaucoup nettement plus jeunes qu’elle. Neel apparaît comme revenue de tout pour elle-même mais avide de connaître et comprendre les aspirations des autres, de les dessiner sur toile. C’est vrai de ses nombreuses relations artistiques telles Cindy Nemser, Allen Ginsberg, Andy Warhol, Sari Dienes (et beaucoup d’autres…), mais aussi de ses proches, singulièrement ses enfants. « Les autres ignorent que, souvent, tu caresses ton malheur comme une petite boule toxique sous ta peau vieillie, avec la crainte qu’elle n’enfle et n’éclate sans crier gare ». Cette question du désir, de son absence à son trop-plein, intellectuel, matériel, sexuel, est sous-jacent à l’ensemble du livre. Certains passages évoquent avec acuité cette ambivalence de l’artiste entre laisser-aller et sursaut, besoin de reconnaissance sans la quémander, souhait d’être considérée autant qu’elle s’attache aux autres avec son art.

Sa peinture, Florence Andoka sait l’aborder sans la décrire. Pour Neel, le but de peindre est double. En ouverture une citation de l’artiste dit ceci « L’art, c’est deux choses : la recherche d’une route et la recherche de la liberté ». Quelque soit le modèle, ami(e) ou relation « mondaine », Neel n’hésite pas à donner une image sans indulgence. La figure humaine occupe une place centrale, quasi exclusive. L’attention sur elle, le cadrage souvent légèrement basculé vers l’avant, au détriment de l’espace immédiat, est perceptible dans les mots de l’autrice. Elle rapelle certaines figures tutélaires, fréquemment issues de l’aire germanophone, parmi lesquelles Ferdinand Hodler ou encore Kokoschka (dont une exposition au MAM de la Ville de Paris s’offre malicieusement à la même période !). De son rapport à la figure humaine, la narratrice dit ceci : « Pour toi, l’autre, s’il est une énigme, est avant tout un corps, un corps modelé par des forces sociales et psychiques, un animal qui souffre, non une mystérieuse odalisque enivrante et fatale ».

Ainsi, Florence Andoka écrit moins la peinture en train de se faire que la posture, les traits, l’humeur, la parole ou le regard du modèle sur lequel Neel concentre le sien. Ce sont les arcanes de ce qui fait une personne, mélange entre un corps, une peau, des membres et un esprit, une volonté, des actions que Neel scrute tantôt avec dégoût ou colère, tantôt avec sensualité et empathie, toujours avec une émotion profonde, viscérale. L’idée de vérité, d’apreté est à comprendre dans le titre même de l’ouvrage. Il s’agit de rendre chair à la figure de l’artiste et de son travail aussi bien que de la nécessité de rendre la chair de celles et ceux qui posent pour elle. En cela, le livre est un chemin tracé au plus près de l’intimité d’Alice Neel, dans ce qu’est être artiste, depuis ce qui la travaille à l’intérieur jusqu’au geste affirmé pour faire oeuvre.