La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Réouverture du Magasin

Ouvert en avril 1986, sous la forme juridique d’une association Loi 1901, au moment des grands projets de décentralisation de l « ère mitterrandienne, le Magasin » Centre National d’Art Contemporain de Grenoble a réouvert ses portes le 21 janvier dernier, après presque deux ans de fermeture. Ce haut lieu de la création contemporaine démontre qu’il n’a rien perdu de sa force de proposition.

Après avoir enfin obtenu les subventions de financement de la rénovation de sa verrière, Le Magasin – Centre National d’Art Contemporain de Grenoble, espace de 3000 m2 s’ouvre à nouveau au public. Une partie du bâtiment industriel, les verrières sommitale et latérales, soit 1600 m2, et des installations de sécurité ont été refaites.
Le bâtiment devenue trop vétuste ne permettait plus d’y maintenir une activité d’exposition in situ. En effet, les derniers travaux dataient de l’ouverture du centre d’art en 1986 : le premier directeur Jacques Guillot et l’architecte Patrick Bouchain avaient travaillé à l’aménagement et à la conversion de l’usine Bouchayer Viallet en espace d’exposition. La halle, créée par Gustave Eiffel pour l’exposition universelle de 1900 à Paris avait été rachetée par les industriels Bouchayer et Viallet et reconstruite à Grenoble pour la transformer en industrie hydroélectrique. Plus tard, l’espace servit aussi d’entrepôt et le mot  » Magasin  » s’inscrivit sur la porte métallique. Jacques Guillot décida de conserver le nom « Magasin » inscrit sur la porte bleue du bâtiment en référence à  » L’’Exposition Futuriste Magasin  » qui eut lieu à Moscou en 1916, et qui ambitionnait de renverser les principes esthétiques traditionnels. Aujourd’hui, le nom est toujours d’actualité pour et par d’autres raisons. L’architecture des lieux est à rapprocher du Capc de Bordeaux, de la Halle für Neue Kunst de Schaffhausen ou encore du Castello de Rivoli à Luxembourg. Ces nouveaux espaces dédiés à l’art contemporain construits dans les années quatre-vingt s’opposaient alors à la généralisation du white cube. Au Magasin, on retrouve des espaces d’exposition issus du modernisme et un espace d’exposition gigantesque appelé « la rue ». Ce vaste espace vide à caractère industriel se prête d’emblée à des expositions à caractère monumental, en même temps qu’à des créations réalisées pour le lieu et dans le lieu qui est considéré comme un atelier pour les créateurs. Depuis l’ouverture, on ne compte plus les artistes majeurs qui ont investi cet espace : en 1988, Richard Long étire une vaste ligne de charbon, en 1990 Gino de Dominicis présente Schéletro squelette géant allongé sur le béton, Ange Leccia en 1990 place deux énormes bulldozers, en 1991, Vito Acconci présente son étirable Mobile Linear City, en 2001 Xavier Veilhan insère sous la verrière la grotte, ou encore en 2004 Olaf Breuning convoque un inquiétant cortège de fantômes. Toutefois, « dès 2007, des travaux de restructuration en espaces plus souples, avec des formats de salles moins importants, devraient être entrepris. L’espace doit s’adapter à l’artiste  » précise Yves Aupetitallot.

Pour marquer la réouverture, une série d’évènements a été programmée. D’une part, une table-ronde « Les Centres d’Art et l’Europe » régulée par Bernard Blistène avec le concours de Chiara Parisi (Centre d’Art de Vassiviéres), Marianne Lanavére (La Galerie de Noisy Le-Sec), Thomas Michelon (Institut Culturel Français, La Haye), Sarah Zürcher (Fri Art, Fribourg)… D’autre part, le second symposium de l’école du Magasin (formation aux pratiques curatoriales) a réuni autour de sa directrice Alice Vergara Bastiand et des membres de l’équipe pédagogique Catherine Quéloz, Liliane Schneiter des anciens et actuels élèves ainsi que Teresa Gleadowe ,directrice du Département Curating Contemporary Art au Royal College of Art de Londres, et Anne Demeester directrice le la Fondation De Appel à Amsterdam . La soirée a été marquée par la performance de l’artiste berlinois Jonathan Meese et son étirable : Noël Coward est Saint Just est Herbert Volkmann (Le Ultimo Tango à Paris).Jonathan Meese proche de la transe, mixe les références et les mythes d’une âme allemande en mêlant Caligula, Nietzsche, Wagner, Mishima, Sade, Hitler& et en proférant des noms et des slogans sur des musiques d’Orange Mécanique de Kubrick ou de Wagner& L’artiste relie ses mythes individuels avec une esthétique pop-trash, tentative désespérée, parfois agressive, de reconstruire un mythe allemand, et dans le même temps de le détruire à l’aide du pathos qui lui est inhérent.

Une fois la porte bleue ouverte, les visiteurs ont découvert « La rue » habitée par une œuvre éphémère monumentale intitulée Changement de climat du britannique Michael Craig-Martin : un immense papier peint vinyle reproduit, sur fond de couleurs dégradées du magenta au bleu turquoise, les contours d’une soixantaine d’objets du quotidien surdimensionnés jouant des vides et des pleins, des échelles et des couleurs. L’œuvre a été réalisée sur ordinateur, aux mesures exactes de l’espace (140 mètres linéaires de cimaises d’une hauteur de 5 à 7 mètres, collés sur les 770 m2 de murs). Michael Craig-Martin est fasciné par le dialogue entre représentation et réalité dans l’art et a élaboré un vocabulaire de plus de 700 images d’objets, personnels et familiers, qu’il utilise dans la composition de ses travaux. La sélection des objets, leur couleur, leur relation à l’espace, leur juxtaposition constituent une multitude de combinaisons visuelles et de narrations.

Parallèlement une exposition intitulée Cinéma(s) rassemble des œuvres, des films et des documents de ces trente dernières années ayant pour point commun une géographie : Grenoble et sa région. L’exposition ne traite pas de l’image en mouvement « mais la mise en œuvre de leurs modes de production et de diffusion dans le champ de l’art et de l’expérimentation sociale et politique ».La ville pionnière dans l’image filmée est marquée dés 1974 par la première télévision câblée Vidéogazette ou encore par la rencontre de Jean Luc Godard et de Jean-Pierre Beauviala ,inventeur des optiques et caméras de la Nouvelle Vague. Ces expériences ont contaminé deux à trois générations d’enseignants grenoblois (Ange Leccia, Jean-Luc Vilmouth, Bernard Joisten ou encore Georges Rey) qui s’emparent de la question du cinéma qu’ils font glisser dans le champ de l’art, et y interrogent les modes de production en multipliant les collaborations et les œuvres collectives avec leurs élèves comme, Dominique Gonsalez-Foerster, Christelle Lheureux, Philippe Parreno, Pierre Joseph, Philippe Perrin& qui investissent à leur tour la question du cinéma et de ses modes de production. Nombreuses sont les œuvres qui rappellent que la réflexion a multiplié les collaborations et les œuvres collectives comme le personnage sympathique et inquiétant d’Ann Lee, figure manga vouée à disparaître, rachetée à ses concepteurs par Dominique Gonzalez-Foerster, Philippe Parreno et Pierre Huyghe, puis confiée à une vingtaine d’autres artistes qui, ces dernières années, lui ont redonné vie. C’est ce contexte que restitue l’exposition Cinéma(s).

La troisième et dernière exposition  » À la Une « , est celle de Claude Closky. Projetée dans l’espace occupé précédemment par la librairie, transférée temporairement au Magasin d’en face, elle rassemble les projets d’artistes (Gerwald Rockenschaub, Xavier Veilhan, Scurti, Jonathan Monk, Pierre Huyghe, François Curlet, Koo Jeong-A, Sylvie Fleury, Julian Opie, Monica Bonvicini, Gianni Motti&) proposés au fil des 60 semaines d’exposition en ligne, qui se sont écoulées depuis le début des travaux. Ils sont en même temps accessibles sur le site du Magasin (www.magasin-cnac.org). Avec autant d’initiatives ambitieuses, le Magasin se fait remarquer et remarque qu’il reste, malgré sa fermeture de presque deux ans, un des « poids lourds » de l’art contemporain en France et en Europe. En célébrant sa réouverture, ainsi que ses vingt ans d’existence et les dix ans de direction d’Yves Aupetitallot, le Centre National d’Art Contemporain de Grenoble montre qu’il n’a jamais perdu, même pendant la durée des travaux où les événements ont eu lieu hors les murs, son dynamisme et son ambition.