En visitant les galeries de New York la surface d’exposition que propose PACE impressionne. Pas moins de quatre lieux, dont trois à Chelsea, toujours vastes et parfaitement adaptés à la présentation de l’art contemporain. Cette emprise se veut aussi internationale : la famille Glimcher possède aussi une galerie à Londres, une autre à Hong Kong et un très grand lieu à Pékin. Les trois expositions de Chelsea demandaient que l’on s’arrête longuement pour examiner les œuvres. On peut s’attarder devant les sculptures de James Siena ou les peintures et dessins de Thomas Nozkowski ; c’est pourtant l’installation de grands tubes néon de Robert Irwin qui nous a semblé susceptible de susciter études et réflexions.
Robert Irwin est un artiste de 86 ans qui vit et travaille à San Diego, Californie. Participant depuis les années 70 du mouvement Lumière et Espace de Californie du Sud, le travail de cet artiste attire l’attention sur les conditions ambiantes ; il les rend palpables en sollicitant la sensibilité du spectateur qui se déplace l’espace en relation au contexte du travail.
Pour l’exposition Cacophonous à la Galerie Pace, il a produit neuf œuvres qui développent divers aspects de son utilisation de la lumière fluorescente. Il a disposé sur les murs de la galerie des rangées de grands tubes filaires en nombre variable. Pour la pièce Cacophony qui a orienté le titre de l’exposition l’ensemble est impressionnant puisque ses verticales plus ou moins lumineuses se déploient sur une longueur de 12 m et une hauteur de 1 m 83, de quoi transformer l’ambiance de la galerie. La spécificité du travail de Irvin pour cette exposition a été de moduler la lumière émanant des différents tubes fluorescents. Il a préparé ceux-ci en disposant à l’intérieur et à l’extérieur de l’enveloppe de verre des gels colorés variés. La transmission de la lumière s’en est trouvée modifiée.
Pour toutes les pièces de l’exposition les différents titres sont suivis des quatre mots : « Light + Shadow + Reflection + Color » ; l’artiste précise ainsi combien pour lui l’œuvre installée constitue une totalité qui intègre le mur support avec les jeux de reflet et les ombres portées. Certains tubes restent éteints et parfois des supports nus (non équipés de tubes) encadrent les pièces. Ces éléments intrinsèques bénéficient de la lumière réfléchie et complètent sur un mode discret le « studium » de l’œuvre. Dans sa perception le spectateur intègre tous les composants phénoménologiques de lumière, d’ombre et de réflexion et y ajoute, pour les créations les plus longues, comme Cacophony ou South South West, 2014-2015, longue de 4,375 m, une expérience ambulatoire. Ces créations rayonnent de loin, sollicitent les regards obliques et aussi, grâce à une savante modulation de la lumière, illuminent le visiteur qui n’a pas à craindre de s’approcher. Lorsque l’on dit pour des peintures que chacune produit sa propre lumière, c’est doublement vrai ici : l’appréhension colorée est très différente lorsqu’on se trouve face aux divers jaunes et multiples verts de Agave, 2014-2015 ou devant les verts discrets, les bleus aux reflets violet et les blancs luminescents de Zéphir, 2014-2015.
Robert Irwin se déclare très satisfait de l’utilisation des gels colorés qui lui permettent de travailler comme le peintre qu’il fut à ses débuts. Ces filtres de couleur sont habituellement employés par les éclairagistes pour le théâtre, la photographie, le cinéma etc. Les gels modernes sont de minces feuilles de polycarbonate ou de polyester qui, placées dans le dispositif d’éclairage modifient la couleur projetée. Certaines gammes proposent plus de 150 nuances de base. On peut obtenir par superposition des milliers de couleurs. L’artiste a recouvert certains tubes de plus de 13 gels, pour affiner les mélanges de nuances. Il joue tout à la fois des contrastes chauds froids que les oppositions de teintes différentes judicieusement placées les unes à côté des autres ou en alternance.
À propos de son usage des couleurs il répond à Andy Battaglia, dans un entretien pour le Wall Street Journal du 10 avril 2015 : « Elles sont transitoires dans un sens, comme pour un caméléon. » « Elles commencent à avoir un discours et changent d’aspect – elles se disputent entre elles […] cela devient cacophonique, comme dans la musique moderne. »
En dehors des œuvres qui se déploient longitudinalement sur les murs et qui agissent sur le spectateur comme des installations parce qu’elles modifient les caractéristiques de l’espace du lieu, Robert Irvin produit aussi des créations plus limitées en largeur qui travaillent autrement la relation au spectateur. Lorsque celui–ci s’arrête devant Harlem Nocturne, Black Raku Two, Blue Lou ou Legacy, il prend conscience chaque fois de perceptions singulières par delà l’architecture semblable de ces quatre œuvres : sept éléments impressionnants par leur hauteur (2,438 m) disposés symétriquement sur 1, 156 m et espacés de 11,4 cm du mur. Le travail de la couleur ajoutée modifie l’irradiation de la lumière, tout particulièrement de celle émanant du tube central très subtilement travaillé. Cette fois aussi la comparaison des différentes œuvres composées selon des structurations générales semblables conduit à des sensations lumineuses différentes. L’intensité modérée des tubes fluorescents blancs de Blue Lou, 2014-2015 offre le loisir d’apprécier toutes les nuances bleus et violettes des tubes centraux. Devant Harlem Nocturne, 2014-2015, le contraste entre les tubes blancs et les tubes aux couleurs travaillées rend difficile, si on ne s’approche pas, l’appréciation des faibles écarts entre le vert jade et le rouge vif en passant par les bruns sombres et le noirs. Avec ce travail sur les tubes fluorescents tout en finesse, on est loin de la brutalité des premières installations en lumière blanche à base de réglettes lumineuses du commerce.
Comme dans les travaux de maturité de Dan Flavin, les créations récentes de Robert Irwin travaillent les variations de perceptions et sur le double jeu d’inclusion et d’exclusion du spectateur qui, en s’approchant se laisse absorber par les différentes ambiances lumineuses propres à chaque travail mais aussi reste maintenu à distance par la taille de ceux-ci et l’aspect technologique.
Les subtilités de la lumière, les jeux de couleurs nuancées, conduisent à des perceptions visuelles particulières qui modifient l’expérience émotionnelle de l’espace. La prise de conscience est progressive, l’arrêt est brutal. Lorsqu’on sort de la galerie, il faut un temps d’adaptation pour retrouver les éclats du réel de la rue. Ce choc permet de mesurer le bonheur et la richesse de l’expérience sensible de l’art lumineux.