A l’approche des falaises sculptées d’Ellora (Maharashtra) l’oeil se perd dans la profusion des détails , de la majesté de l’ensemble et de ce trop plein donné à voir sourd la beauté esthétique. La raison s’arrime en second et cherche à rendre intelligible la geste du sculpteur. Du sommet de la falaise de Chamadri ou par ses flancs, les hommes ont fait apparaître les colonnes, frises, dieux et déesse et à leur suite le panthéon Hindou et Jain. Par retrait de matière, il fallait d’un geste sans erreur dégager du basalte ce qui était là, latent. Ellora fonctionne aussi comme métaphore de la difficile extraction/définition de la création plastique contemporaine en Inde.
L’art dans la vie : le perpétuel ornement
Les réalisations des artisans et des compagnons en Europe et qui constituent aujourd’hui le pan patrimonial de la culture européenne est encore en Inde un secteur d’une incroyable vitalité. Et si la critique cherche les fondements qui différencient les arts plastiques des arts appliqués, cette recherche glisserait ici sur la lisse carapace d’un tout offrant bien peu de prise aux conceptions occidentales. Comment ne pas, en effet, sentir la tension du zygomatique soulevant une des commissures des lèvres lorsque vous croisez sur une quatre voies du sous continent un poids lourd arborant fièrement drapeaux et colifichets, des paysages naïfs peints sur les rehauts, le mot diesel calligraphié avec élégance sur le réservoir, le plus souvent assortie d’une brassée de fleurs rapidement brossée. Plus loin, des femmes en saris chatoyants se courbent au dessus du miroir qu’offre la rizière, plantant des boutures d’un vert acide, qui, dans ce qui semble être le résultat d’une conspiration secrète et mystérieuse, forme un tout dont le plaisir visuel est bien plus que l’addition des parties. Ces visions fugaces possèdent les limites propres à tous détours impressionnistes, ainsi de Michelet parlant du profond Orient « Une aimable paix y règne où rien ne fait dissonance . Une aimable paix y règne et , même au milieu des combats, une douceur infinie, une fraternité sans borne qui s’étend à tout ce qui vit, un océan (sans fond ni rives) d’amour, de pitié, de clémence. » Cet extrait nous intéresse moins par son angélisme que pour cet océan dont Michelet nous précise qu’il ne connaît ni fond ni rive. C’est une répétition de cette beauté holistique, liée à la notion grecque utilisant un seul substantif pour signifier le beau et le bon, beauté omniprésente à la fois sacrée et profane, partout et toujours.
La frontière entre art appliqué et art plastique est à ce point perméable qu’il serait possible de réunir à travers l’Inde un collège invisible d’artistes reprenant les techniques artisanales pour s’ancrer dans la création contemporaine. Les peintures naïves du Gujarât, illustrant les grandes épopées épiques, sont détournées au profit de processus narratif singulier, commentaires sur les hommes et la société aujourd’hui. Le renouvellement de la tradition Kâlighât à Calcutta ou les travaux de la céramiste Trupti Patel participeraient de ce mouvement. Dans une région du centre de l’Inde (Bastar au Chhattisgarh), les tribus animistes sculptaient des colonnes dans le fût des arbres afin de les vénérer – nous retrouvons ici le procédé du retrait de matière pour revenir à la divinité latente de toute chose – ce média est repris, aujourd’hui, par de jeunes sculpteurs dont Raj Kumar. Celui-ci inscrit dans le bois des anecdotes de son enfance, des souvenirs, des extraits de la mémoire commune au village, passant les frontières du religieux vers le séculier, du sacré vers le profane, du collectif vers l’individuel.
L’ère de l’individu : l’entrée la création plastique contemporaine
Pour reprendre les termes de Karl Popper, la globalisation conduit à deux pentes, l’une négative, celle de la division sociale incluant les fossés intergénérationnels, les heurts entre communautés de pensées, de religion et une autre, positive, celle de la spécialisation, notamment scientifique. L’artiste contemporain tient ici, en creux, un des rares éléments pouvant le définir, une ouverture vers la non spécialisation, une voix au chapitre sur cette société-monde en construction. L’artiste est libre ou feint de le croire. Il s’arroge le droit à l’ingérence, à l’idiotie. La naissance de l’ère de l’Individu est en Inde un événement majeur. Si l’individu politique exerce depuis plus de cinquante ans son droit à la démocratie – la forte participation en milieu rural étant aussi signe d’appartenance au tout – l’individu social est encore en gestation pris dans la gangue du système des castes, de la dualité urbain/rural, de la division en classes, renforcée par la libéralisation de l’économie, grille de lecture nouvelle ne faisant qu’ajouter une strate à une société complexe.
En ce sens la génération des peintres comme Hussain, Souza, Menon ou Schrista clôt la période moderne plus qu’elle n’ouvre l’ère de l’art contemporain. La naissance de l’individualisme ne va pas, en effet, sans son pendant a priori paradoxal, une tension vers l’universalisme. Si l’individu a les choix de son émancipation et que ce droit est reconnu à chacun, cela donne la base d’un universalisme repensé, détaché d’un dogmatisme historique, prenant en compte la sédimentation culturelle qui fait la matière de nos parcours personnels. Mais cette liberté offerte à l’artiste n’est qu’un champ ouvert et ces territoires vierges ne sont que des moyens, le remplissage égotique en serait alors une issue facile.
Dhruva Mistry se méfie de la vanité inhérente à chaque entreprise humaine. L’artiste en cherchant à s’emparer du tout se retrouve en proie à cette faille si humaine – quelle nécessité de faire ?- intimement mêlé à l’état d’acoedia qui, à travers les siècles, et par glissement de sens ou d’amplitude prit le nom de mélancolie, taedium, trititia, spleen ou l’ennui. Au cours des années 1990, il réalise une série intitulée « From the Poet’s circle » inspirée des 9 Rasa indiens. Le concept des Rasas remonte au IV ou Vème siècle où ils sont décrits dans un manuel à l’attention des acteurs, le Natyashastra de Bharata, et font références aux figures archétypales de l’être humain auxquelles sont associées autant de caractères ou traits de l’esprit1. La mélancolie est la grande absente, mais passive et contemplative, elle ne pouvait être le dixième Rasa sans provoquer la négation même de l’apprenti acteur, qui, par définition, doit agir, et si ce n’est pour lui, au moins pour nous. C’est Dhruva Mistry, l’artiste, qui représente la mélancolie, en retrait face à la marche du monde, dans une démarche profondément intérieure, transformant la pensée en boucle partant et aboutissant à l’individu. La mélancolie n’est pourtant pas qu’un pêché de lassitude face à l’inventaire impossible des choses de ce monde. Elle anime aussi le sculpteur qui entreprend en 2003/2004 la production d’une série appelée « table pieces ». Ces pièces à petite échelle, en bronze et au nombre d’une vingtaine, représentent des tables – d’atelier ?- sur lesquelles sont exposées des reproductions en miniature de ces sculptures les plus grandes, de minuscules êtres humains apparaissent comme sur les maquette architecturales, des objets directement extraits des cabinets de curiosité ou du vocabulaire de la sculpture Brancusienne, ici un coquillage, là une vis sans fin ou l’appendice frontal d’une licorne. Comme si la Melancholia de Durer s’était assise là un instant, et soudain, fatiguée de son impuissance, de rage face à la difficulté de toute tâches humanistes, s’était levée, entraînant dans sa précipitation ses pièces qui décidément ne s’assemblent pas au sein d’un rationnel ordonnancement. Et nous spectateurs subitement à la taille des Dieux, nous regardons la scène laissée vide, réalisant soudain l’inanité de la condition humaine et les sens happés par la délicate brillance de ces bronzes par endroit oxydés.
Ce jeu avec l’échelle sert une fausse transition vers l’oeuvre de Nalini Malani. « Living in Alicetime » est la somme des travaux les plus récents de l’artiste. Elle peint sur du mylar, une matière transparente proche du plexiglas, des scènes inspirées de l’ouvrage de Lewis Caroll. Ces plaques sont ensuite appliquées à quelques centimètres de toiles elle aussi peintes. De l’autre côté du miroir, le spectateur « lit » les histoires que Malani met en image. Son processus créatif implique souvent une référence littéraire qu’elle choisisse la figure mythologique de Médée, en s’appuyant sur l’oeuvre du dramaturge Heiner Müller, de la Mère courage de Brecht ou enfin le personnage d’Alice si propice à l’inspiration. Malani utilise la charge symbolique du texte de Caroll contre la société victorienne pour mieux commenter la société dont elle est la contemporaine. Elle partage avec Mistry cette sensibilité et cette perméabilité à l’autre, il n’est point de hasard si les figures littéraires choisies par Nalini Malani sont toutes des femmes mais il serait cependant hasardeux de réduire son oeuvre à une série de messages. Cette artiste s’arrête sur la condition de la femme, les dissensions entre les communautés musulmanes et hindoues (elle a travaillé pendant quelques années à Vadodara au Gujarat) mais rien ne pourrait empêcher l’immersion du spectateur dans une oeuvre de séduction, au sens étymologique, vous détournant de votre chemin premier, usant de vos sens pour vous conduire vers la fin de l’histoire qu’elle a décidé de vous raconter.
Ils ont tant à nous dire
L’installation/performance « Sir Raja II » de Nikhil Chopra, montrée une première fois en Ohio en 2003, et dont l’exposition de la jeune génération indienne « The second coming » (décembre 2005) expose une photo, est suivie de « Sir Raja III » mise en scène à Bombay en novembre 2005. Sir Raja est allongé agonisant au milieu des brocards et des tentures de soie, tableau de vanitas de l’école flamande en trois dimensions, représentation pour un temps encore de la charge fantasmatique d’une certaine vision de l’Inde. Si les rajas se meurent c’est que leur temps est révolu. L’individu devient sa propre star avec une récurrence des héros (« Hero » Dilip Dhore, 2005, Gaurish Sawant « Flex Freedom », 2005, photographie digitale imprimé sur flex), d’autoportraits (Dileep Sharma, « No Entry », 2005 , Rajendra Kapse « Franck Flirt, 2005, acrylique sur toile/transfert photographique) ou de retour intimiste sur soi ( M.S.C. Satya Sai, Untitled, tirage sur papier photo d’extrait de film). Ashok Sukumaran, récipiendaire du prix Ars Electronica 2005, pour son installation Glow Positioning System, propose aux habitants de Bombay de se saisir d’une manivelle installée au milieu d’une place. En l’actionnant une série d’installations électriques – lignes lumineuses juxtaposées aux frontons des bâtiments, étoiles en papier de Diwali dans les arbres, guirlandes, s’éteignent ou s’allument en obéissant à l’impulsion que vous donnez à la commande. Inutile si ce n’est pour nous rappeler les lieux où nous vivons, la poésie de l’espace commun, tangible ou immatériel. C’est aussi la fin du paradis céleste avec le simple et ironique « keep in circulation the rumour that god is alive » d’Himanshu S. S’il n’est plus d’échappatoire divin il est alors temps de tourner notre regard vers nos pairs.