La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

« Saison France Israël »

Je suis peut-être le critique d’art français ayant le plus écrit sur les artistes contemporains israéliens (juifs) : Micha Ullman, Yael Bartana, Sigalit Landau, Michal Rovner, Ori Gersht, Avner Katz, Guy Ben-Ner, Dani Karavan, Moshe Gershuni, Miri Segal, Omer Fast, Aïm Deüelle Lüski, Miki Kratsman (dont j’ai même présenté le travail lors d’une conférence en 2012 au Musée d’Art Moderne d’Alger), mais aussi des artistes un peu moins connus (Joseph Dadoune, Pavel Wolberg, Guli Silberstein, Nurith Aviv, Lili Almog, Haim Maor, Shuka Glotman, Gal Weinstein, Yaron Leshem, Igael Shemtov, Tami Notsani, Maya Zack, …) et bien d’autres, à l’occasion d’expositions ici ou là-bas. Je témoigne beaucoup d’intérêt, et beaucoup de respect pour cette scène artistique, ce qui ne m’empêche pas de garder (comme toujours) un oeil critique, en particulier en démontant certains mythes (ici aussi), et de m’intéresser aussi à la scène artistique palestinienne, de Mona Hatoum à Ahlam Shibli et Taysir Batniji, et à celle du Golan occupé.

Mais j’ai décidé de n’écrire aucune critique sur une série d’expositions qui ont lieu cette année dans le cadre d’une « Saison France Israël » (qui, outre les arts plastiques, comprend aussi des manifestations musicales, théâtrales, chorégraphiques, etc.). Cette « Saison » a été inaugurée le 5 juin, Emmanuel Macron ayant invité (pour la troisième fois en un an) Netanyahou à Paris pour l’occasion. Sous couvert d’événements culturels, cette « Saison » est une manifestation de propagande de la part du gouvernement de l’état d’Israël, tentant par tous les moyens (« greenwashing » écologique, « pinkwashing » homophile, « techwashing » de la « start-up nation », etc.) de faire oublier sa nature violente, belliqueuse et coloniale, et espérant que quelques manifestations culturelles effaceront dans l’esprit des Français l’évidence que ce gouvernement d’extrême-droite refuse toute solution autre que la colonisation. Au lendemain des tueries de Gaza et de la proclamation officielle de l’apartheid en Israël, cette « Saison » est une infâmie dont se rendent coupables nos gouvernants, les institutions culturelles et les artistes qui y participent.

De ce fait, je ne rendrai compte d’aucune des manifestations artistiques qui vont se dérouler en France dans le cadre de cette « Saison » dans les lieux suivants : Musée de la Chasse et de la Nature, Centre Pompidou, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Frac Provence Côte d’Azur (Pascal Neveux récidive..), Fondation Vasarely et quelques autres institutions en PACA (la seule région à avoir accepté de s’enrôler sous cette bannière). Il est regrettable que ces institutions officielles n’aient pas la moindre conscience du fait que leur participation à cette « Saison » sert avant tout de propagande pour le gouvernement d’extrême-droite d’un état criminel. Elles vont se justifier en disant « nous ne faisons pas de politique », « nous montrons aussi des artistes arabes / palestiniens ». Or participer à cette « Saison » est un acte politique, et montrer des artistes arabes n’est en rien une justification : on ne peut mettre sur le même plan oppresseur et opprimé, colonisateur et colonisé.
Pour être franc, je dois avouer une certaine ambiguïté personnelle sur la question du boycott culturel, d’autant plus que certains des artistes montrés à Paris (Roee Rosen, Ron Amir) ont, je crois, une position politique plutôt opposée à celle de leurs gouvernants. Je pense avoir amplement démontré que je ne boycotte pas les artistes israéliens, mais j’ai jugé que, comme cet effort concerté utilise l’art à des fins propagandistes, il devait être boycotté. C’est d’ailleurs la position du mouvement BDS lui-même : boycotter les institutions, pas les artistes. J’irai peut-être voir certaines de ces expositions, mais je n’écrirai pas.

J’invite donc les critiques d’art à refuser d’écrire sur ces manifestations. Et s’ils sont contraints de le faire, qu’au moins ils remettent cette « Saison » dans son contexte, celui d’un effort de propagande visant à dissimuler des crimes.
Je veux tout d’abord saluer la dignité et le courage de Bernard Plossu, qui, le lendemain du jour où je l’ai contacté, a décidé de se retirer de la « Saison France Israël » et d’annuler sa participation à l’exposition prévue à la NonMaison, qui était dans le programme de la « Saison ».

Deux mois après le début de la saison, il est frappant de constater que ces expositions ont eu très peu de couverture médiatique (hors presse communautariste), bien moins que les expositions habituelles dans les mêmes institutions. De plus, elles sont fort mal signalées par les institutions elles-mêmes qui semblent en avoir un peu honte et ne pas vouloir en faire étalage (la non-signalisation de l’exposition au Centre Pompidou en est un exemple).
Par ailleurs, cette « Saison » a aussi un volet en Israël, où quatre artistes plasticiens de la scène française exposent : Christian Boltanski, Tatiana Trouvé, Laurent Montaron et Loris Gréaud. A l’heure où de nombreux artistes du monde entier refusent de se rendre en Israël pour protester contre la politique de colonisation et les tueries de Gaza, ces quatre-là n’ont pas le courage et la dignité d’une Natalie Portman, dernière en date à avoir refusé d’être instrumentalisée par cette propagande. Christian Boltanski, que j’ai contacté, m’a répondu que son exposition Lifetime était une exposition itinérante (Shanghaï, Tokyo, ..) programmée longtemps à l’avance et que c’était un hasard qu’elle soit présentée à Jérusalem au moment de cette « Saison » (il a aussi utilisé l’argument classique « j’ai aussi des projets avec des Palestiniens ») ; en somme, il a accepté d’être instrumentalisé au service de cette propagande, même s’il n’a pas été moteur. Tatiana Trouvé, dont l’exposition a commencé le 7 juin, n’a pas daigné me répondre, Laurent Montaron non plus. Quant à Loris Gréaud (au Musée de Tel-Aviv en octobre), contacté le 23 mai, il a promis de me répondre, mais ne l’a pas fait deux mois plus tard.`

Par ailleurs, le couple Lemaître, collectionneur de vidéos, montre sa collection au Musée d’Herzliya. Deux artistes de la scène française en font partie. Clément Cogitore n’a pas daigné me répondre, Anri Sala m’a fort aimablement répondu en disant qu’il ne se considérait pas comme « instrumentalisé » par cette initiative et qu’il considérait plus efficace d’« agir de l’intérieur », en exposant et enseignant en Israël, plutôt que de boycotter, une position à mes yeux naïve, mais que je respecte.

Autant je pense que le fait d’écrire à Macron ne sert pas à grand’chose (mais voici quelques artistes français qui l’ont fait, et quelques Israéliens) et écrire aux musées non plus, autant on peut espérer que des hommes et femmes respectables comme Boltanski, Trouvé, Montaron, Gréaud, Cogitore et Sala, ayant montré en d’autres occasions qu’ils étaient porteurs de valeurs humaines de dignité et de justice, puissent être sensibles à une opinion publique leur demandant de ne pas participer à cet effort honteux de propagande, et se ressaisissent, comme l’a fait Bernard Plossu.
J’invite donc tous les amateurs d’art à leur écrire pour leur demander d’annuler leur participation. Je ne peux vous donner leurs adresses mail personnelles, mais ils sont joignables via leurs sites, leurs galeries ou Facebook.

Enfin, bien qu’il ne s’agisse pas d’une exposition, notez aussi que l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne a organisé un colloque en France et en Israël sous l’égide de la « Saison », avec l’Université de Tel-Aviv. Plusieurs des participants à ce colloque, qui ignoraient qu’il avait été placé sous l’égide de cette « Saison » se sont élevés contre cette instrumentalisation.