Organisé par arearevue)s( pendant le vernissage du 60e Salon des Réalités Nouvelles, lundi 10 avril 2006.
Michel Gémignani : Je voudrais simplement, en tant que président, dire la joie que j’ai de recevoir nos deux amis qui vont débattre sur un thème qu’Alin va vous exposer. Je ne vous présenterai pas le Salon : 400 exposants, ce serait trop long. Simplement, vous avez pu voir qu’à l’entrée nous avions fait l’effort de présenter quelques invités prestigieux : de Pierre Soulages à Gérard Traquandi, en passant par des pionniers du Salon comme Aurelie Nemours, Louis Nallard et Maria Manton, sans oublier Jacques Busse, et des artistes qui n’ont jamais exposé au Salon comme Jean-Pierre Pincemin, mais qui en avait exprimé le désir, comme Jean-Pierre Rives aussi. Egalement invités, les anglais John Hoyland et Albert Irvin dont la peinture est extrêmement jeune pour leur âge puisqu’ils ont un petit peu moins de 80 ans, et deux sud-américains, Cruz-Diez et Carmelo Arden-Quin. Je laisse la parole à Alin Avila.
Alin Avila : Pour fêter ce soixantième anniversaire du Salon des Réalités Nouvelles, il m’a semblé judicieux de demander à Pierre Descargues, qui n’a pas vu le premier salon, mais qui a vu les suivants. C’était comment ?
Pierre Descargues : D’abord, il y avait 400 tableaux, comme ici environ. On était au Palais des Beaux Arts. En 46-47, on sortait de la guerre, on ne connaissait rien… On découvrait quelque chose de bizarre comme Jean Arp, et on était dans un état de joie incroyable. Vous ne vous rendez pas compte, la liberté… Tout d’un coup, quand on l’a, qu’est-ce que ça change ! La vie est complètement transformée. Il n’y avait pas non plus de bouquins. Le seul qui existait – trois volumes, par Bernard Dorival – était formidable, mais il n’y était question ni de Kandinsky, ni de Mondrian, ni de Klee. C’était clandestin, c’était autre chose… On peut dire qu’on découvrait la peinture « pure ». Et il y avait aussi des sculpteurs, Giglioli, Robert Jacobsen, François Stahly, Etienne Martin… ils étaient tous là… Tout d’un coup c’était la liberté qui arrivait !
Alin Avila : Qu’est-ce qu’apportait le Salon des Réalités Nouvelles dans ce paysage «
Pierre Descargues : Le paysage était complètement noir ! Que voyait-on dans les galeries » On trouvait quelques Vlaminck, des paysages sensibles, c’était vraiment la tristesse profonde ! Il nous restait les cartes postales noir et blanc qui représentaient des paysages hollandais du XVIe siècle, on n’avait rien d’autre… Tout d’un coup il y a Arp, Herbin, Dewasne, Frédo Sidès (il lit le catalogue du deuxième Salon des Réalités Nouvelles qu’il a apporté), Del Marle, Bérard, Gleizes, Gorin, Pevsner… C’est quand même pas mal !
Alin Avila : Ce Frédo Sidès, qui va créer le Salon, on ne le connaît pas…
Pierre Descargues : Ce n’était pas un artiste, mais un antiquaire qui se passionnait pour la peinture. En 1949, la galerie Maeght a présenté une exposition consacrée à l’art abstrait. L’exposition a fait scandale. Frédo Sidès s’est élevé contre cette exposition qui prétendait que l’art abstrait descendrait du fauvisme, du futurisme… Mais l’art abstrait n’a pas d’origine ! Il est pur ! Ensuite, il y eut un désordre épouvantable. Jean Arp a démissionné du Salon des Réalités Nouvelles. C’était un homme paisible, vous l’avez connu, il ne voulait pas d’histoires et il est reparti dans sa maison à Meudon.
Alin Avila : Félix Del Marle, que vous avez aussi bien connu, était là dès le début, qu’est-ce qu’il a apporté ?
Pierre Descargues : Del Marle faisait, je crois, des paysages. Puis, il s’est mis à une peinture pleine d’invention. C’est lui qui était chargé de la sélection des artistes étrangers. Grâce à lui, on a vu arriver les artistes argentins, qu’on n’avait jamais vus. Ils apportaient notamment une nouvelle technique d’encadrement : non plus rectangulaires, ni même ronds, c’étaient des cadres qui se tortillaient, un peu à la mode Louis XV. Il y avait tout d’un coup dans ces cadres dorés, des choses complètement folles. C’était aussi ça l’art abstrait : découvrir tous les jours des choses qu’on ne connaissait pas.
Alin Avila : Vous allez, un peu plus tard, vous occuper du Salon de la Jeune Peinture. Est-ce qu’il y avait une concurrence « Quels étaient les débats entre les salons »
Pierre Descargues : On peut adopter la théorie que les peintres se haïssent les uns les autres – ce qui n’est pas totalement faux – mais cela reste tempéré. Que les peintres figuratifs de la Jeune Peinture, emmenés par Rebeyrolle et Buffet aient voulu un autre art, c’est légitime, mais ils étaient quand même des héritiers, alors que nous, on ne connaissait pas les patrons. On ne savait pas que Kandinsky, Mondrian ou Klee avaient existé. Après on a rattrapé notre retard. Il faut savoir qu’au Musée d’Art Moderne, il n’y avait aucun de ces peintres. Il faut rappeler la pauvreté de l’Etat, savoir d’où nous venons. Par exemple, Jean Cassou a été obligé d’aller mendier auprès de Léger, Matisse, Braque ou Picasso… qui ont tous donné. Autrement, il n’y aurait rien eu ! Notre passé n’était pas au musée ! Et je ne suis pas sûr que le Musée d’Art Moderne fasse encore ce travail aujourd’hui. A l’époque il ne le faisait pas du tout !
Alin Avila : Réalités Nouvelles ou Jeune Peinture : que représentaient alors les salons ?
Pierre Descargues : Ce qui m’intéressait c’était l’innovation, la jeunesse, pas le combat entre les salons ! Je croyais que les peintres figuratifs étaient des novateurs, mais ce n’était pas le cas : ils essayaient juste de trouver quelque chose à eux. Cela dit, quand je vois le salon où nous sommes, le soixantième du nom, j’ai un sentiment très troublant. J’ai l’impression que je connais tout, que j’ai déjà vu ça. Pourtant c’est différent : les noms ne sont pas ceux que je connaissais, les œuvres ne sont pas celles que je croyais. On peut dire qu’ici, quelque chose me semble se maintenir, d’un esprit de recherche qui se continue bizarrement depuis soixante ans.
Alin Avila : Un esprit de recherche qui se continue… c’est une vraie critique !
Pierre Descargues : Comment ça « Une critique » Mais pas du tout ! Quand les impressionnistes ont fait des paysages, bien sûr qu’on avait déjà vu cela quelque part avant, comme les colzas dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle. La peinture n’est pas une succession de ruptures. C’est une question de continuité. Et ce qui est merveilleux, c’est que les peintures ne sont jamais les mêmes.
Alin Avila : Alors, que voyez-vous de commun, vous qui avez été l’ami de Del Marle, qui étiez au deuxième Salon des Réalités Nouvelles et qui voyez celui-ci aujourd’hui ? Pour un critique d’art, ce serait tout de même terrible de dire que c’est la même chose qu’il y a soixante ans !
Pierre Descargues : Ecoutez, mon vieux, on n’est pas d’accord du tout ! Moi, je vois l’histoire de l’art, disons depuis Poussin jusqu’à aujourd’hui, dans une continuité. Ceux-là maintiennent la peinture, c’est déjà assez rare. Devant nous, il y a une espèce de vermicelle, de toutes les couleurs, très joli… Je ne sais pas de qui je l’ai vu autrefois, mais en cherchant bien dans les archives, je vais retrouver quelque chose qui va ressembler à cela. Vous voulez bien admettre que les hommes sont tous différents et toujours pareils. Acceptez, Alin, que les gens ne soient pas en conflits ou en combats de génération.
Alin Avila : Il y a quand même les fruits d’une première surprise ! Vous qui avez été si près de Niki de Saint Phalle et de Jean Tinguely, avec eux, il y a vraiment une rupture : quelque chose apparaît, qu’on n’a pas vu ailleurs. Une espèce de surprise, de jeunesse, de virginité… A côté de cela, reconnaître que d’autres gens reprennent ces énergies, ces forces, et les réadaptent… serait-il semblable d’interpréter un moment et de l’écrire, de l’inventer ?
Pierre Descargues : Tinguely, c’est vrai que c’était tout neuf. Mais, tenez-vous bien, j’en ai retrouvé un de 1863 ! Un Tinguely Napoléon III ! Treize mètres de long, avec des sortes de broches de tissage qui tournoient dans tous les sens, il a défilé dans les rues de Laval, pour apprendre au bon peuple une chose importante : que l’industrie était en train d’emporter leurs métiers !
Alin Avila : Donc il n’y a pas de rupture, mais une continuité… Cela veut dire, qu’en vous promenant dans les allées de l’art, vous trouvez que rien ne bouge ?
Pierre Descargues : Mais non ! Ecoutez, on se connaît bien, on a travaillé ensemble un bout de temps, mais on n’est pas pareil vous et moi ! Admettez que les gens sont tous différents et semblables à la fois, à travers les générations.
Alin Avila : Alors quel serait le message de l’art ?
Pierre Descargues : Le message de l’art est, pour moi, clair et indispensable. Il y a un calcul pour toutes choses. Les sciences sont dominantes. Mais s’il y a un endroit où les choses ne sont pas mesurables, c’est l’art ! C’est un endroit de libertés où il n’y a pas de chiffres.
Alin Avila : Croyez-vous qu’un salon ait encore une raison d’être « La question qui m’intéressait était de savoir si un salon pouvait faire l’histoire »
Pierre Descargues : Ah bah, non ! Alin, si vous aimez l’histoire, moi, je suis contre ! L’histoire est un défilé militaire, où tous les gens portent le même uniforme, où vous trouvez des généraux qui votent et qui félicitent. Je déteste cela. L’art c’est des libertés. Et puis, l’histoire c’est commode : on a besoin de dates, de repères. Mais ce n’est pas sérieux.
Alin Avila : Vous avez écrit quantité de livres, vous êtes tout de même un historien ?
Pierre Descargues : Je récuse. L’important, c’est que quelqu’un qu’on ne connaît pas puisse surgir. Il n’exposera peut-être jamais dans un salon, mais on pourra au moins découvrir sa peinture par hasard. Cela me paraît capital : quelque part, il y a une peinture formidable. Et, pour moi, c’est ça l’histoire.
Alin Avila : Dans ce salon, il y a des gens que vous connaissez comme Nallard, Cruz-Diez ou Soulages… Pensez-vous que soixante ans dans une vie ne font pas changer les formes ? Je reviens à l’histoire en pensant qu’il y a quelque chose de certainement pérenne chez l’homme – on baille ou on pleure de même – et ce quelque chose appartient à la peau du présent qui fait que l’architecture n’est pas la même, que les formes changent…
Pierre Descargues : Et alors ? N’empêche qu’il y a des gens qui échappent à la chronologie et font des choses sublimes. On en parlera peut-être après leur mort, ou de leur vivant : c’est ce qui est passionnant.
Alin Avila : Vous avez ramené ces catalogues du deuxième et du quatrième Salon des Réalités Nouvelles, ce qui me fait penser qu’il y a quand même quelque chose ponctué dans le temps, une beauté qui nous fait vieillir ou mûrir, qui fait que les générations se succèdent, que quelque chose se transmet… Tout cela fait que dans l’art, on est probablement dans les pas d’un autre, mais que dans les pas d’un autre, quelque chose se transforme, que cela change…
Pierre Descargues : Vous notez donc qu’il n’y a pas de rupture, que la continuité est là. Je connais Soulages depuis 1948, j’ai vu sa peinture évoluer sans cesse. Les premiers Soulages que j’ai découverts dans son atelier de Montparnasse étaient des espèces de petites asperges marron : pouvait-on deviner que sa peinture allait se transformer en une étude formidable du noir et du blanc « C’est cela qui est intéressant, non »
Si quelqu’un dans la salle veut contester tout ce qu’on dit, c’est avec joie… Vous savez, il ne faut pas croire que les critiques et les journalistes sont des gens qui pensent les choses sérieusement ! Ils ont leur propre sensibilité, ils se promènent un peu partout, ils aiment, ils n’aiment pas : c’est comme cela. Il faut toujours douter de ce qu’on aime ou de ce qu’on hait. On est heureux une fois qu’on sait qu’on se trompe sans arrêt. Mais cela n’empêche pas d’aimer.
Alin Avila : Se tromper n’empêche pas d’aimer ?
Pierre Descargues : Ce que vous aimez, c’est une émotion que personne ne peut vous prendre : vous avez trouvé un tableau formidable, vous repartez avec, dans la mémoire bien sûr. J’ai appris l’autre jour que le portrait de Raphaël, qui appartenait à Louis XIV, partait du Louvre pour les Etats-Unis : c’est bien qu’il voyage, mais moi, il va me manquer ce tableau ! J’allais le voir de temps en temps, tous les deux ou trois ans, en m’interrogeant moi-même : suis-je toujours aussi bigleux, pourquoi je n’y comprends toujours rien… Et chaque fois, je faisais des progrès imperceptibles.
Gérard Allouche : Pierre Descargues, plutôt que le peintre, la chronologie de ses émotions, ses variations et ses métamorphoses, la continuité ou la rupture… au fond, selon qu’on le regarde à un moment ou à un autre, le tableau procure une émotion différente, parfois une contradiction… Le plus important, ce serait alors le regard, plus que le tableau ?
Pierre Descargues : Il ne faut tout de même pas exagérer. Ce n’est pas le regardeur qui compte ! On est redevable aux peintres, aux sculpteurs ou aux graveurs. C’est l’œuvre qui compte.
Alin Avila : C’est aussi ce pour quoi le salon me semble fait : susciter la rencontre. Devant telle œuvre placée à côté de telle autre, le spectateur n’a que le choix. Alors qu’il a choisi l’une ou l’autre de ces œuvres, il est dans la relation extrêmement intime et particulière avec l’auteur de son émotion. C’est cet échange amoureux qui est fascinant.
Monsieur X : Actuellement, on se dirige vers la non-peinture, avec le paroxysme qu’est l’art conceptuel. Est-ce que la peinture existe encore « Se sert-on encore d’un pinceau »
Pierre Descargues : C’est à vous de savoir ! Ici, on se trouve devant 400 tableaux. L’art conceptuel est à son affaire, mais c’est un art devant lequel on est forcément pincé très vite. Comme on le disait tout à l’heure, un tableau n’a justement pas de mesures. On peut s’y perdre !
Alin Avila : En tous cas, à propos de l’art conceptuel, les peintres ne se grandiront en rien en gémissant ou en attaquant l’art conceptuel, la vidéo ou les autres formes, à la fois d’expressions et de propositions artistiques. A un moment très précis, l’art conceptuel a apporté le langage dans l’espace plastique avec une force absolument étonnante qui, à la fin des années soixante, a marqué quelque chose. Cela n’a, en rien, pris le moindre territoire à la peinture, ni au geste du peintre. Je crois qu’au contraire, cela a libéré la peinture d’un certain nombre de ses sujets. De même, aujourd’hui, la vidéo ou l’art numérique libèrent le réel d’un certain nombre de ses visions et poussent le peintre, celui qui a envie d’avoir cette espèce d’aventure intime avec la matière, ce corps à corps avec la toile, et le libèrent de bien des choses qui ne sont plus à dire. Je trouve que la question du sujet aujourd’hui est tout à fait libérée par l’abondance de ces autres champs d’expressions plastiques ou de ces autres domaines où l’expression plastique s’est emparée du sens, comme la linguistique, la sociologie, etc. Je crois qu’il n’y a pas de combat du tout. Ou plutôt, le véritable combat par rapport à l’art – et c’est là où je ne suis pas d’accord avec Pierre – , c’est que, quand même, il y quelque chose qui appartient à l’histoire. Un certain nombre de peintres sont dans l’interprétation de modèles picturaux déjà repérés. J’ai la naïveté de croire qu’on est toujours un peu dans quelque chose de l’ordre de l’invention, la virginité de l’île non encore explorée… Je crois d’une façon très forte que l’étonnement peut être permanent et qu’il est possible.
Gérard Allouche : Est-ce que le corps à corps avec la toile peut se faire de manière abstraite par rapport au temps ou est-ce qu’il faut un mode d’emploi « Et quelquefois, un trop long mode d’emploi n’empêche-t-il pas ce rapport avec l’œuvre »
Alin Avila : C’est une critique des critiques que vous nous faîtes là. Pierre, croyez-vous que l’on serve à quelque chose, nous ?
Pierre Descargues : A rien du tout. La seule chose qui compte, c’est que quelqu’un se promène dans la rue, voie en vitrine un tableau, et là, il a un choc. C’est tout. Je ne sais pas si on en lit encore, mais ma génération a été bercée par les poètes anciens ou contemporains. J’ai la chance d’avoir en mémoire des poèmes entiers. Pendant l’occupation, quand on prenait le métro, serré comme des sardines, je me récitais par exemple « L’après-midi d’un faune » de Mallarmé. J’avais une communication profonde avec cette œuvre. Mais c’est un secours tout personnel. C’est l’entente d’un homme – ou d’une femme – avec un autre. Je déplore d’ailleurs que ça ne s’enseigne pas dans les écoles ! Qu’on leur apprenne à regarder la peinture, au lieu de leur donner des dates et des textes. Quand on est devant un tableau, on aime ou on n’aime pas, mais on est libre ! Je disais tout à l’heure qu’après la guerre, après la pression énorme de l’occupation allemande, tout à coup la liberté était là. Et bien que chacun se trouve en état de faire la même chose ! Non ! Pas de communauté ! Ah ! Etre tout seul devant un tableau !
Alin Avila : Vous êtes vraiment mal placé pour dire cela, Pierre. Depuis soixante ans, vous écrivez sur l’art, vous essayez de contaminer des gens à votre regard… Vous ne pouvez pas dire que parler sur l’art ne sert à rien ! Je me souviens, à la radio, du nombre de passionnés, rien qu’au ton de votre voix. Car c’est étrange : comment rendre compte d’une émotion avec la voix ? Et vous étiez un vrai maître à cet endroit : simplement hésiter pour dire un jaune, ou laisser entendre l’infime… C’est vrai qu’on est seul devant le tableau, mais on peut aussi dire qu’on est seul, moi, toi et l’autre à côté devant le tableau. Il y a à la fois une solitude pour soi et une communauté de solitudes. Et c’est cela qui fait que le musée a remplacé l’église ou est devenu un lieu sacré, tout à coup, en face du tableau, on est seul d’être seuls ensemble.
Marie Sallantin : Je voudrais dire, dans le même sens qu’Alin Avila, à quel point l’émission « Les arts et les gens » qu’on écoutait sur France Culture le mercredi dans le silence de l’atelier, était attendue, et très suivie. Donc les réactions du critique, avec sa spontanéité, sont très importantes. Ça l’était du temps de Baudelaire, de Diderot, et aujourd’hui encore, bien que pas suffisamment. Je trouve que cette émission n’a malheureusement pas été remplacée. Alors, ne dites pas que le critique est inutile !
Pierre Descargues : J’ai peut-être un peu exagéré. Mais je voudrais encourager les gens à se dire qu’ils ont un espace de solitude à partager avec la peinture. On nous a appris plein de trucs, ce qu’il faut penser de ceci ou de cela… non ! Vous êtes seul, vous ne savez rien. Et c’est merveilleux. C’est comme un amour. Partager, non, je ne veux pas partager !
Alin Avila : La vérité, c’est que le propos sur l’art ne se substitue pas à l’art. Cela déroule le tapis avec des mots parfois malhabiles, mais avec une intelligence qui pousse alors celui qui lit à mettre d’autres mots à la place de ceux-là. Cela ouvre le chemin, cela fait découvrir. Et on peut dire qu’une des crises de l’art aujourd’hui – si jamais il y en avait une – c’est aussi une crise de la critique qui n’est plus trop capable de proposer des voies différentes d’accès aux œuvres. Il y a finalement très peu de gens qui sont dans cette liberté – cette solitude que vous réclamez – pour pouvoir dire ce qu’ils pensent de choses qu’ils voient. Il y a non pas une mais des pensées toutes faites de l’art, c’est simplement parce que les espaces de liberté sont rares, comme nous en avions à France Culture. Il y a aujourd’hui peu d’espace où on laisse chacun dire ce qu’il veut, déconner, délirer ou être sincère. Nous avions une sorte de responsabilité, et à faire découvrir, et à faire en sorte de mettre les choses à leur place. Je vous ai entendu plus d’une fois dire : « Et ça, on l’oublie » ou « ça on ne le voit pas ». Et cela va un peu à l’encontre d’affirmer : « Je veux être seul à voir ».