Le travail de Sarah Fauguet et David Cousinard, présenté actuellement à la galerie Anton Weller, se distingue de la jeune scène artistique par sa qualité et son questionnement sur notre rapport à l’image cinéma.Les dispositifs artistiques ont ceci de commun avec le cinéma qu’ils sollicitent la présence du spectateur comme charnière de l’œuvre. L’espace-temps de l’action cinématographique est comprimé, mis en boîte dans le montage, multiples plans, plan-séquence, travelling, champ/contre-champ, se succédant l’un à l’autre dans une cohérence que seul le regard peut rendre à la fluidité. De même, les dispositifs artistiques et les installations induisent une circulation au rythme des volumes et des sculptures mis en place, un feuilletage de points de vue sur l’œuvre dont la synthèse revient au public.
Le travail de Sarah Fauguet et David Cousinard, interroge ce rapport-là à l’image en mouvement. Les éléments sont étoilés dans l’espace d’exposition et invitent à une déambulation qui porte ces fragments épars dans des liens et des « raccords » effectués par le spectateur. Et ce processus est redoublé par la thématique des pièces qui rendent compte de passages : passage abrupt dans Johnny Vingt-Trois, 2005, environnement réalisé à Public, entre bureaux blancs administratifs et pièce de feu rouge dont on ne sait si elle est vouée à la torture ou à des jeux SM. Elévation de Sprave, 2006, autre environnement présenté dans une galerie de Sarajevo, où un caisson d’ascenseur est à demi-visible comme s’il avait été coincé entre le rez-de-chaussée où se tient la galerie et le niveau inférieur. C’est également une sorte d’ascenseur que l’on retrouve dans SAS, 2006, venant bloquer à moitié l’accès à la salle d’exposition de La Générale. Mais celui-ci se présente à la manière d’une cabine dont les parois sont aussi travaillées que celles d’un confessionnal d’église. Autre élévation. Passage encore avec la grande échelle de Jacob, 2006, s’étirant sur plus de six mètres et dont les pieds dissemblables, l’un convexe et rond, l’autre plat, ne peuvent finalement pas permettre l’ascension. Car si le travail de Sarah Fauguet et de David Cousinard investit l’entre-deux, le passage qui se joue dans l’image en mouvement, il ne s’en trouve pas moins confronté à tous les obstacles et les impossibles traversées auxquelles le cinéma nous fait échapper.
L’œuvre de Sarah Fauguet et de David Cousinard file l’univers cinématographique où la fiction aiguise constamment la réalité, tout y est possible, le désir se mue en dégoût, la salle chatoyante de Johnny Vingt-Trois en cloisons sanguinolentes. Dans leur travail, l’imaginaire investit les formes, distord les objets, métamorphose les silhouettes familières en d’étranges hybridations. Le protège-dents de boxeur est en bronze et perd toute nature fonctionnelle, les radiateurs sont en aggloméré, et les tuyaux – en bois – ne mènent nulle part. C’est comme si le cinéma travaillait la perception de l’intérieur, destituant l’image habituelle que l’on se fait des choses au profit d’un ailleurs qui semble toujours se déporter. Mais il y a toujours une frontière qui reste infranchissable, celle de l’écran de cinéma qui interdit la totale projection dans le spectacle, celle du matériau, le bois, le CP, l’aggloméré de leurs pièces, qui rappelle que ces environnements sont factices.
Si, au théâtre, l’ouverture et la fermeture des portes permettent la circulation des comédiens et l’inflexion du cours du récit, le cinéma fait vibrer d’autres portes, celles du montage. On ne passe plus, comme au théâtre, d’un décor à un autre, mais le fil de l’histoire s’écoule dans la traversée d’espaces mentaux. La porte qui bat dans l’Ange Bleu de Joseph von Sternberg est tout autant séparation entre la loge de Marlène Dietrich et l’espace scénique que la lisière vibrante entre les désirs des hommes et cet ange terrestre. Les battements des portes sont ceux des ailes qui attisent désir et convoitise. Les ailes du désir, de Wim Wenders, sont celles d’un autre montage, faisant osciller le regard entre la zone Est et la zone Ouest de Berlin. L’image cinématographique s’élève au dessus de la frontière, et dans les plans aériens qu’elle produit, se fait le présage de la prochaine chute du mur. Le cinéma fait du corps du spectateur le lieu d’une ubiquité, ou bien la jetée d’un envol vers l’imaginaire – Edgar Morin rappelant d’ailleurs que les deux grandes inventions laissées par le 19ème siècle restent le cinéma et l’aviation.
Mais les arts plastiques ne visent pas à un décollement de l’image et du support, au surgissement du visage de la star depuis un simple faisceau de lumière. Bien au contraire, ils cherchent à montrer comment l’image s’incarne dans le médium, comme elle fait corps avec lui. Les stars d’Andy Warhol, par exemple, présentent un visage déformé dans la solarisation conférée par la technique de la sérigraphie. Si dans les ailes du désir les anges traversent le mur aussi facilement que si ce dernier était de fumée, dans check point, 2007, de Sarah Fauguet et David Cousinard, une structure-blocus marquant une frontière, on nous rappelle qu’un passage entre deux pays, deux mondes, deux univers n’est jamais facile, aisé, gratuit. L’architecture de l’œuvre se déploie comme un tunnel large de deux voies de circulation automobile. Entre les deux routes, des colonnes d’inspiration gréco-romaine, aux fûts imposants, confèrent à l’ensemble la monumentalité d’un temple tandis que le revêtement intérieur évoque celui d’un vaisseau spatial. Des barrières obturent le passage et les plots, qui normalement balisent les voies, se retrouvent tous réunis sous cette arche désormais infranchissable. Le cinéma oublie les corps. Le travail de Sarah Fauguet et David Cousinard le place au centre. Si leur œuvre est passage, elle renvoie aux portes que l’on traverse au gré d’un mouvement, d’un poids, d’une matière qui sans cesse est freinée par les frottements, arrêtée par les obstacles, régulée par les taxes douanières ou les lois d’immigration, scellée par toutes nos frontières géopolitiques dont les fossés se marquent au plus profond des corps.
C’est pourquoi, dans leurs œuvres, le bois reste apparent, il est brut et ne cherche pas à disparaître de notre champ de vision. Ce n’est plus l’usage moderniste des matériaux prélevés tel quel dans l’environnement – où la structure de l’objet d’art ne va plus être façonnée, sculptée, moulée mais obtenue par l’agencement de ces matériaux. On se trouve ici devant une nouvelle façon d’aborder la forme que partagent de nombreux jeunes artistes. L’image entretient une réflexion vis-à-vis du médium pour dire comment les images nous habitent, comment elles nous tissent et nous constituent. Pandinus Imperador, 2007, présenté à la galerie Anton Weller, est un environnement quasiment fantastique, nourri par les souvenirs de films SF ou de guerre, tant l’assemblage des panneaux reprend la réticulation d’un mur composite à la Blade Runner, tant la porte du coffre-fort évoque les films d’espionnage, tant la colonne étalonnée par les plaques de CP qui la composent ressemble à une improbable vision, monolithe érigé de 2001 l’Odyssée de l’espace. En ce sens, le travail de Sarah Fauguet et David Cousinard pourrait apparaître anthropologique dans la façon dont ils explorent et reportent comment cet imaginaire pénètre notre mémoire et notre corps. Les grands dispositifs qu’ils mettent en place nous parlent d’un rapport du sujet et du monde, celui complexe, que l’on entretient avec l’image cinématographique et que Marcel Mauss avait déjà remarqué dans les années 50, en voyant la façon dont les jeunes françaises modifiaient leur démarches, influencées par les films hollywoodiens. Il parlait déjà de techniques du corps, sans qu’intervienne la notion d’outil. Si Sarah Fauguet et David Cousinard opèrent un laborieux travail sur le matériau, généralement le bois, ce n’est pas dans l’affirmation d’un point de vue technique sur l’art, mais par rapport à une connaissance relative à une « intranquilité », désenchantement d’un monde où rien n’est éther, rêve, utopie, dérision amère du poids des choses, dont la pesanteur se fait oublier dans le cinéma, mais qui se précipitent inéluctablement dans notre corps.
Et c’est notre rapport à l’œuvre qui à son tour est mis en question. L’errance qui est appelée dans les dispositifs n’est pas un glissement permettant d’obtenir le plus de points de vue possibles sur l’œuvre. Elle est interpellation. Avez-vous déjà vu cette image ? Pensez-vous reconnaître cette porte, cet ascenseur, ce baptistère, ce coffre-fort dont la manufacture semble l’inscrire dans un décor de cinéma ? De quel souvenir procède-t-il et surtout quelle est la morsure du corps qui y est associée ?