Outre l’intégration de grandes institutions muséales étrangères au paysage artistique chinois, l’on assiste à l’émergence de nouveaux acteurs culturels qui remettent en cause un système institutionnel en grande partie contrôlé par le Parti Communiste Chinois. Ce dernier est amené à se réformer. Une autre politique culturelle chinoise nationale et internationale résultera, peut-être, de ce changement.
C’est une course contre la montre qui s’engage à présent pour le gouvernement de Pékin. A moins d’un an des Jeux Olympiques de 2008, et de trois ans pour l’exposition Universelle de Shanghai (2010), des signes tangibles d’ouverture à l’égard des plus grandes institutions muséales du monde augurent d’un changement significatif du pouvoir dans sa relation à la scène artistique et culturelle. Le Centre Pompidou devrait fonder une structure à Shanghai tandis que la fondation Guggenheim a déjà arrêté son choix pour les nouveaux quartiers sud de la capitale. Fièvre architecturale, innovations de toutes sortes engagées en tous lieux, l’élite dissidente profite de cet extraordinaire état de grâce pour œuvrer en suivant à la fois ses propres aspirations et ses priorités. Ainsi, Claire Hsiu, directrice du Asian Art Archives de Hong Kong a inauguré au printemps son nouveau centre de recherches. Unique en son genre, ce centre se donne pour mission de sauvegarder le patrimoine artistique vivant (correspondances d’artistes, catalogues, mémoires, études universitaires…) de l’ensemble de cet immense Etat continent qu’est la Chine. Le designer Ai Wei Wei, pour sa part, s’est choisi un autre but : créer à Pékin une architecture écologique et continuer de jouir de sa notoriété internationale pour protéger et faire connaître les œuvres contemporaines – y compris les siennes propres – des artistes qui iront dans le sens d’une hétérodoxie en s’opposant à la censure du Parti. Il bénéficie notamment du soutien, dans ses projets, du grand collectionneur d’art contemporain chinois de nationalité suisse, Uli Sigg.
Des initiatives étrangères contribuent aussi à cette dynamique générale. Guy Ullens inaugure dans le quartier artistique de Dashanzi de Pékin, un musée d’art chinois contemporain. Controversée pour certains, en ce qu’elle fait le jeu d’un nationalisme culturel, la démarche de ce mécène et industriel belge a cependant le mérite de mettre en valeur un quart de siècle d’un patrimoine visuel qui, longtemps, a été boudé par les autorités chinoises. Ces dernières ont saisi, depuis la participation répétée d’un bon nombre d’artistes chinois aux foires et biennales d’art contemporain dans le monde entier, tout l’intérêt qu’elles avaient à exploiter de ces rencontres internationales en termes d’aura et de bénéfices financiers1. C’est vrai à l’international et d’un point de vue régional. Ainsi, les faubourgs de la capitale sont devenus depuis ces cinq dernières années un formidable laboratoire d’observation sur les échanges entre le pouvoir et les milieux artistiques. Caractéristique de cette évolution est l’aménagement de Caochangdi, non loin du nouvel aéroport, par l’architecte officiel Zhu Pei. Ce projet s’inscrit-il dans une politique qui vise, selon le bon mot du Président Hu Jintao, à réaliser « une société harmonieuse » ?
Loin de pouvoir répondre à cette question, force est de constater que le gouvernement manifeste néanmoins une plus grande tolérance à l’égard des artistes dont les regroupements sont dans les faits plus nombreux (on en dénombre à l’heure actuelle une dizaine autour de la capitale). C’est un phénomène que l’on peut observer à la fois à Pékin et dans les grandes conurbations de la province. La genèse de ces regroupements d’artistes a commencé dans la capitale chinoise, à Yuanmingyuan, dès la fin des années soixante dix. Beauté des ruines d’un palais anciennement construit avec l’aide des Jésuites pour la Cour des Empereurs mandchous, Yuanmingyuan a été saccagé en 1860 par les forces franco-britanniques. La mémoire de ce lieu se nourrit d’une double ambivalence : symbole d’une modernité d’inspiration occidentale, il est en même temps un lieu martyr ayant eu à souffrir du vandalisme des puissances étrangères. Il n’est pas inutile de revenir sur ce précédent car la genèse de tous les avant-gardismes de la fin du XX° siècle en Chine y trouve une référence.
Hermance de La Bastide, sociologue à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, vient d’accomplir un terrain de plusieurs mois au contact de ces communautés d’artistes dont les regroupements ne sont pas, selon elle, des corporations, en ce qu’elles ne respectent aucune forme de contrat ou de réglementation intérieure2. Il s’agit davantage d’un idéal de vie, d’une posture même permettant à chacun de ses membres (les hommes étant plus nombreux que les femmes) de s’affirmer aussi bien en terme identitaire qu’en établissant une filiation entre des artistes parfois méconnus et ceux que Pierre Bourdieu appelaient joliment des « hérétiques consacrés », en l’occurrence ici des artistes ou des critiques d’art réputés tels que Fang Lijun et Li Xianting vivant l’un et l’autre à Xiaopu, dans les faubourgs de Pékin. L’intérêt de ces regroupements, c’est de voir quels types de relations ils entretiennent avec les représentants locaux du Parti. Elles sont à la fois complexes et ambivalentes. Quoique le Parti continue d’assumer un rôle censorial, il cherche à ne pas se marginaliser soit en s’associant à des initiatives culturelles émanant de ces regroupements d’artistes soit en les concurrençant. De ce point de vue, le cas le plus intéressant est la création du festival de Dashanzi auquel participe un nombre croissant de galeries étrangères.
Conçu, il y a déjà plusieurs années par la française Bérénice Angrémy, fille d’un haut fonctionnaire en charge des années culturelles France / Chine, ce festival dont le succès est sans égal a provoqué une réaction des autorités du Parti dont le but a été de créer un festival concurrent jusqu’alors boudé par les amateurs d’art tant étrangers que chinois. Les amateurs chinois, catégorie qu’il s’agirait de définir d’une manière sociologique plus rigoureuse, sont de plus en plus nombreux à se rendre le week-end ou à la faveur de leurs premiers congés payés, seuls ou en famille, à ces festivals et vernissages d’exposition. A cet égard, le Parti cherche à accompagner ces nouvelles pratiques d’une curiosité artistique qui ne s’est pas, pour l’heure, transformée en pratique consumériste. La classe moyenne aspire aujourd’hui à d’autres idéaux. Le marché de l’art contemporain en Chine même demeure balbutiant. Ce phénomène explique en grande partie pourquoi des œuvres parfois des plus médiocres se vendent à des prix exorbitants (5000 euros en moyenne pour une toile d’un mètre sur un exécutée par un inconnu) : la demande est nulle tandis que l’offre est trop grande. Cette tendance pourrait évidemment changer. Mécènes privés et gouvernement cherchent à sensibiliser le public à l’art contemporain en créant, sur la base d’une collaboration commune, des fondations et des musées d’un genre inédit. Assisterait-on, dans la Chine d’aujourd’hui, à une forme de démocratisation institutionnelle voire à la mise en œuvre d’une politique culturelle s’inspirant d’une décentralisation sur un mode qui n’en demeure pas moins volontariste ?
1-Emmanuel Lincot, L’art contemporain chinois dans les années Deng Xiaoping, Perspectives chinoises, mars-avril 2004 ; Tiens, la Chine est à la mode, Particules, janvier 2005 ; Les peintres chinois à l’assaut du marché mondial, La Quinzaine littéraire, août 2006.
2-Hermance de La Bastide est intervenu au séminaire dirigé par Emmanuel Lincot (« Arts, propagandes et résistances en Chine ») à l’Institut Catholique de Paris. Une publication de ce séminaire aura lieu en novembre 2007 et sera disponible aux éditions You Feng (Paris).