Le ciel, la terre et l’eau constituent les éléments dominant l’ensemble de cet ouvrage délicat. Les photographies apparaissent comme des pastels. Une étrange douceur se dégage. Les photographies en pleine page du début jusqu’à la fin témoignent d’un territoire évanescent. A l’intérieur de doubles-pages sont insérées d’autres images de différents formats, imprimées sur différents papiers comme du calque, quelques images pliées à découvrir. Autant de bouteilles jetées à la mer… laquelle a disparu. Ce n’est qu’un mirage.
L’ouverture avec des coquillages fantomatiques rappelle le geste de porter à l’oreille un coquillage ramassé sur la grève pour écouter le bruit de la mer. Sur la page de droite, la belle page comme disent les éditeurs, un horizon sans fin sans eau, et si le lecteur ne prend pas le temps, il n’entendra pas les mots de la photographe. Il faut soulever le rabat pour lire un magnifique texte, très personnel écrit par Natalia Baluta. « J’avais vingt ans lorsque ma grand-mère est morte. C’était ma première rencontre directe avec la mort. Je me souviens précisément de la sensation, quand dans le cimetière, avant l’enterrement, j’ai embrassé ma grand-mère sur la joue – sa peau était sèche comme du sable, douce comme de la soie et froide. » (extrait)
Son sentiment intime, caché, sensible, traduit bien l’étrange sensation que produit le parcours visuel de ce territoire désertique. Un squelette de navire rouillé, perdu sur un talus sablonneux ramène à la réalité. La famélique végétation de saxaouls (nom vernaculaire de l’Haloxylon ammodendron, arbuste originaire de Mongolie) plantés par l’homme, remplace les vagues.
Le ciel et la terre sont les uniques dieux désormais. Le panthéisme mis à mal par la main de l’Homme démiurge. Seules des assiettes et un tapis, en plus de la carcasse décharnée du bateau de pêche, évoquent la présence humaine. Le paysage dressé par Natalia Baluta se situe entre rêve et cauchemar. La disparition est le leitmotiv assurément. La douceur esthétique causée par une impression sur un papier ivoire « Formula Bumagi » au fort grammage caractérise, d’une certaine manière, ce paradoxe que d’un phénomène négatif peut émerger la représentation d’une certaine beauté.
Le bleu intense de l’eau disparue resurgit dans le ciel omniprésent, souvent nuageux … à mi-chemin du livre, comme une image surexposée, la végétation a brûlé. Puis, le voyage sur cette terre aride, s’accélère, la lenteur silencieuse du début disparait par des images floues prises en déplacement, sans doute d’un autocar, ensuite d’un avion. L’heure du départ approche. La mémoire imprègne la lecture. Le livre se termine comme il a débuté par une double page en rabat, suivi de trois cartes géologiques pliées et photographiées pour ne faire qu’une à chaque ère, comme si la tectonique des plaques terrestres permettait enfin de savoir quel est ce territoire. Dans ce paysage minéral et végétal de désolation, seules des chèvres noires et blanches marchent, comme une promesse, un espoir. Les documents relevés à Moynak dans la République autonome du Karakalpakistan en Ouzbékistan, par Natalia Baluta en 2017, sont bien réels, ils oscillent entre poésie et réalisme accompagnée d’une touche d’espoir (avec ces chèvres).
Le livre d’artiste de Natalia Baluta (texte et photographies) confectionné avec Julia Borissova rend compte de manière subjective du retrait catastrophique de la mer d’Aral (apparue il y a 10 000 ans – aral en kazakh signifie île) causé par la croyance illimitée dans le progrès, en détournant l’eau de deux fleuves pour cultiver intensivement le coton là où il ne pouvait pas pousser. Les économistes soviétiques décidèrent dans les années 60 d’utiliser la richesse naturelle de l’Amou-Daria et le Syr-Daria pour irriguer des plantations de coton dans des zones désertiques. La mer d’Aral a ainsi perdu 75 % de sa surface, 14 mètres de profondeur et 90 % de son volume, ce qui a augmenté sa salinité et a entrainé la disparition de plusieurs espèces endémiques (la variété de de poissons est passée de plus de 32 à 6 ). L’évaporation déjà assez forte due au climat continental a été également intensifiée. En 1989, la mer s’est scindée en deux.
Moynaq était un grand port. Les pêcheurs de cette ville participèrent activement sous les ordres de Lénine à la lutte contre la famine de 1921-1922. Il ne reste de la quatrième plus vaste étendue lacustre du monde en 1960 (une superficie équivalente à deux fois la Belgique) que la « Petite mer d’Aral » au XXIème siècle, évitant ainsi l’asséchement complet et inéluctable, grâce à la construction en 2005 d’un barrage. Deux années après, le niveau de la « Petite mer d’Aral » a certes remonté spectaculairement, plus vite que ne l’espéraient les experts et la pêche a même repris, certes en quantité moindre. La faune aquatique revient progressivement : une note d’espoir infime par rapport aux conséquences lourdes de cette catastrophe environnementale, symbole de l’Anthropocène.
« Cette histoire ne concerne plus désormais les autochtones, elle parle de cet endroit, l’Aral, qui était autrefois la mer et est maintenant transformé en désert. Ce paysage dévasté ne va pas durer longtemps, l’ancienne zone maritime est maintenant utilisée pour le gaz et l’exploitation pétrolière et deviendra bientôt un immense site industriel. Si la mer revenait, ce n’est pas à cause de nous, mais seulement par miracle, par les forces mystérieuses promises par les légendes. » Natalia Baluta, à propos de son livre.
« Les navires rougirent silencieusement,
Ils étaient effrayés de leur sort,
Leur rouille les recouvre depuis fort longtemps,
au cimetière des bateaux oubliés.
Et les gens croient que tout sera comme avant
L’eau sera de retour dans 100 ans,
la légende perdure, elle maintient l’espoir
Dans l’obscurité totale, ils veulent voir la lumière ! »
Extrait, » Légende de la mer d’Ara »l, Oksana Zadumina
Les deux derniers quatrains du poème, traduit du russe.
Ainsi, le fil rouge des chroniques sur quelques livres d’artistes slaves contemporains en 2020 se termine…pour mieux reprendre l’année prochaine avec d’autres univers.