La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Silence, Exil et Ruse, la peinture de Nicolas Delprat

« Silence, exil et ruse » tels sont les armes de Stephen Dedalus, héros joycien, s’engageant à faire de sa vie la conquête d’un espace infini. Silence d’une voix laissant résonner les mots derrière la force d’une image poétique. Exil hors d’un pays qu’il faut réinventer. Ruse, lorsque les circonvolutions de l’esprit s’enroulent avec les méandres du temps et que l’un anticipe sur l’autre. « Silence, exil et ruse », tels pourraient être les mots d’ordre de Nicolas Delprat.

Silencio, 2006, est une grande peinture sombre d’où se détachent ces quelques lettres comme si elles étaient de néons. Le mot, écrit en italien, évoque le cinéma. On croit l’entendre en écho dans les films de Lynch ou de Godard. Il accompagne la montée du cinéma néo-réaliste italien dans l’après-guerre, où pour Deleuze, le héros se trouve plongé dans une situation purement optique, fait face à quelque chose de trop puissant – intolérable –, le laissant vide de ses propres forces… Silencio. Quant à l’exil, il se vit dans chacune de ses toiles. Il n’y a pourtant pas de perspective, ni de point de fuite. Elles ne donnent à voir que des contre-jours : lorsqu’on s’avance vers la lumière, l’œil aveuglé ne distingue que le contour des objets, leur silhouette semblant s’iriser et se gorger de lumière. La ligne qui les délimite se dissout peu à peu et la chose de s’expatrier de ses propres frontières. Ruse : lorsque la peinture n’est plus une projection de l’espace mais son anticipation. Les lettres de lumière, les paysages en contre-jour ou bien les néons qu’il peint parfois en souvenir des visites d’exposition de James Turell ou Dan Flavin, ne rendent pas compte du lieu où ils s’inscrivent, de l’étendue alentour, d’un espace projeté. Ils sont les indices d’une hypothèse, calcul parfois hasardeux mesurant la distance qui sépare le regard perturbé par le contre-jour et la source lumineuse.

Est-ce dire que la peinture doit se montrer rusée au moment où la tradition picturale de la toile et de la couleur se retire peu à peu derrière un univers d’images techniques – photographies, vidéos, cinéma ? Peut-être. Il faudrait pour cela en recourir au mythe moderniste de l’avant-garde, à une conception progressiste de l’histoire de l’art voyant à chaque décennie une nouvelle vague d’artistes se substituer à l’ancienne. Si l’on a pu dire que la peinture était « morte », c’est certainement au gré du flot entropique de ce temps-là. Car, ce que la crise de la peinture n’a fait, semble-t-il, que cacher jusqu’alors, ce n’est pas la disparition d’un médium mais la lente sédimentation de l’image hors de tout support. En effet le vaste panorama de la création actuelle ne résonne plus aujourd’hui sur un mode réflexif : la peinture ne parle désormais plus vraiment d’elle-même, de sa matérialité, comme le souhaitait le groupe BPTM ; la photographie n’est plus réellement rivée à un référent dès que l’on se tourne vers la photographie plasticienne que définit Dominique Baqué ; la vidéo ne joue plus uniquement de son flux d’images selon le vœux des années 60. Ces grands fleuves se sont taris et ne charrient plus avec eux les artistes à la pointe de leur temps. Chaque artiste, désormais, emprunte le chemin de la création qui lui sied et à l’orée duquel il instaure ce qu’Harald Szeemann nomme « mythologie personnelle ». L’image ne se caractérise dès lors plus par son médium mais par l’empreinte particulière d’une subjectivité.

On pourrait presque parler de pré-médium : quand le sensible donne jour à de nouveaux espaces, quand le noyau du subjectif se précipite dans la matière afin de témoigner d’une construction psychique, d’un processus de pensée. L’exil que propose Nicolas Delprat est de l’ordre d’un pré-médium : l’œil, en contre-jour, ne peut décider de la découpe nette des choses. Un halo clair brouille lignes et traits. C’est comme si la lumière écrasait tout, aplanissait le monde au profit de sa solarisation. Voyage du regard hors de ses repères visibles dans un espace éthéré aux allures d’infini. « Expolante-fixe » aurait dit André Breton. Explosante-fixe désignerait le mouvement de ce regard, en rendrait compte lui qui, au lieu de sillonner le contour de toute chose, s’est trouvé stoppé, différé dans sa course et plonge dorénavant dans un bain de lumière. Le poète surréaliste voulait choisir comme illustration à l’explosante-fixe l’image d’une locomotive ayant déraillée, abandonnée durant des années au délire de la forêt vierge. L’image d’explosante-fixe imprègne fortement le travail de Nicolas Delprat et nous invite à partager cette expérience. Elle procède d’un temps double : le premier est le vague sentiment de la limite des choses, de leur silhouette, le second relève de l’expansion du champs visuel dans l’aura lumineuse. Les néons peints par l’artiste se concentrent d’ailleurs sur cette expérience-limite : ils se font simple ponctuation (Private 2006…), ils dessinent l’espace (Grill, 2007), marquent un angle (Red, 2006) ou encadrent un volume (1969 Raemar, 2006) mais à chaque fois leur luminescence dissout la structure architecturale esquissée. Le néon, parfois, n’est pas figuré mais réel, présenté in situ dans l’espace comme dans une installation au Magasin de Grenoble en 2001. Il y souligne une arête de l’architecture tout en en altérant la perception.

Nicolas Delprat se plaît d’ailleurs à interroger ce que dissimule cette notion d’arête. Cela peut tout aussi bien être l’arête du tableau, sa tranche, faisant basculer la vie dans l’art, l’art dans la vie. Certains tableaux se referment sur le regard, d’autres s’ouvrent, dit-il. Par l’arête, on passe de la bidimensionnalité du tableau au volume de la pièce, ou de la structure du monde au plan des rayons de lumière. C’est comme si on changeait sans cesse de dimensions. Marcel Duchamp appelait ces passages charnières. Charnière de l’axe du Grand Verre qui nous fait glisser de la dimension des Célibataires à celle de la Mariée. Charnière qui nous mène du réel à la situation quadridimensionelle et « supérieure » de l’érotisme. Le désir est une élévation. Ce n’est plus une question de psychanalyse mais une affaire d’architecte. Soient deux points délimitant un segment selon une seule dimension. Ajoutons un autre point et l’on obtient un plan, une surface à deux dimensions. La rotation de ce plan autour de la ligne déploie alors un volume. Et le désir est ce qui nous fait passer de l’un à l’autre. Il n’est pas libido mais énergie, circulation des flux, transformant la mécanique de l’espace géométrique en espace que l’on souhaite investir, habiter.

La silhouette du Heroes, 2006 avance dans la lumière des projecteurs. La peinture ne dévoile rien de son visage, on ignore qui il est et l’ombre qui se détache de la scène est semblable à une vacuité invitant le spectateur à s’y lover. On pense au travail de Cindy Scherman qui moule son corps et voile son apparence au gré des clichés médiatiques. Dans life on Mars, 2006, un rocher se profile dans une ambiance crépusculaire : décor hollywoodien, sommet d’une montage terrestre ou relief martien ? L’aplat noir ciselé par les contours est un appel à l’imaginaire. C’est l’obscurité de la salle de cinéma. Silencio. Le cinéma projette nos rêves, il ouvre le monde en grand. Lorsque le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre, que nous appareillons avec la mort, notre cœur est rempli de rayons, proclame la voix-off dans Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. Et l’arête des peintures de Nicolas Delprat n’est plus différente des cuts du montage cinématographique.

Ainsi on peut s’accorder à penser à l’existence d’un pré-médium. C’est finalement là où on souhaite habiter, les images de rêve du cinéma, la dimension érotique duchampienne… Ce sont des espaces de lumière. Point de métaphore ici. Il s’agit d’une expérience somme toute quotidienne. On avance dans la rue, la lumière, en contre-jour est rasante, se déverse sur le bitume comme de l’or et nous aveugle au point où nous ne marchons plus dans la ville mais dans notre rêve de la veille. On s’assied au cinéma, la lumière de la projection nous illumine de sa clarté, nous taille des visages de lumière, faisant de l’écran une étendue aussi vaste que le récit le souhaite. On regarde la télévision. Il fait nuit. On veille à la lueur de l’écran et l’insomnie qui nous tend n’est pas plus différente que le flot ininterrompu d’émissions. Il suffit d’éteindre le poste, pour que, parfois on entende encore son chuchotement.

Dans le travail de Nicolas Delprat, que l’on se trouve face à une peinture, ou au milieu d’une installation (Vue de nuit, 2007), c’est toujours l’émergence d’un pré-médium, de ce même sentiment d’exil de soi et de désir de s’installer – un temps – dans un espace de lumière. Ruse, alors, me direz-vous ? Certainement. Quand la peinture n’est plus tout à fait peinture, mais pré-peinture, pré-médium, et qu’elle ne nous parle plus d’elle-même mais du rapport de l’individu au monde. Alors les pièges du mythe moderniste deviennent obsolètes et la radicalité formaliste en peinture se teinte de désir. Dan Flavin et James Turell ne sont plus cités pour leur position critique dans l’histoire de l’art mais par rapport au plaisir de visiter leur expositions où, peut-être les premiers, ils semblent avoir révéler la lumière épurée du rêve.

Nicolas Delprat n’est peintre qu’en tant qu’il participe au changement profond de notre regard sur l’art. Il n’y a qu’à se pencher sur l’art actuel. Partout ou presque peut-on observer l’émergence d’un pré-médium, l’esquisse d’espaces intangibles où règne le désir. Sculpture, installation, vidéo ne cessent de flirter avec la tradition formaliste mais cette dernière n’a de place qu’en tant qu’elle fait office d’interface minimale entre monde réel et monde imaginaire. L’objet n’est plus seulement ready-made mais rend compte d’un fragile sentiment d’équilibre des choses chez Peter Fischli et David Weiss. Les divisions de l’espace en lignes bleu, jaune ou rouge de Mondrian ressemblent à d’étranges bibliothèques chez Mathieu Mercier. Les premières sculptures de Delphine Coindet ne sont pas tant des signes graphiques que témoignant du scintillement sensuel de leur surface, pareille à un rouge à lèvre. La boule en miroir de Jeppe Hein, même si elle évoque les cubes de Robert Morris, a tout l’air d’un jeu dangereux…Se déploie autour de nous tout un éventail d’objets d’art qui, loin de rompre complètement avec une tradition formaliste, s’en servent comme la structure de leur propre monde, font de l’objet et de la forme géométrique les charnières de leur imaginaire. Le regard que nous portons alors sur l’art n’est plus donné dans l’historicité d’une forme artistique, dans le prolongement d’un certain formalisme, mais se veut le lieu d’une interprétation anthropologique. L’œuvre comme mise en écrin d’un écart, d’un rapport entre le sujet et le monde.

C’est comme si, aujourd’hui, les artistes se jouaient de la valeur d’usage que l’on réserve habituellement à toutes les choses qui nous entourent. Pareille à une aura de désir, cette valeur d’usage enveloppe le monde réel. Le pré-médium serait, dans l’art, ce qui en rend compte, une expérience que l’on occupe à la manière d’un espace habitable. Marcel Mauss, dans Sociologie et anthropologie, pointe nos habitus, nos manières de marcher, de nager, de nous tenir debout comme autant de façonnages que notre époque et notre civilisation exercent sur notre corps. Aussi raconte-t-il avoir été étonné de la façon de marcher des jeunes françaises, imprégnées dans les années 50 de la mode américaine diffusée grâce au cinéma. Ces gestes, faculté et acquis, il les appelles les techniques du corps, assimilation d’une tradition dans l’immédiateté d’un geste qui paraît mécanique. Et c’est peut-être de cette technique dont il s’agit dans le travail de Nicolas Delprat, non plus technique liée au médium, à la peinture, mais procédant de notre rapport au cinéma…Silence, exil et ruse comme de simples techniques pour faire œuvre à l’instar de n’importe quel médium.