SILLAGES PHOTOGRAPHIQUES

Avec des images sensibles et déroutantes, suspendues dans la contracture des époques et des procédés, Leah Desmousseaux présentera son travail cet automne, lors de l’exposition « Sillages photographiques », du 24 octobre au 28 novembre, à la galerie Robet Dantec sise dans les ruelles du vieux Belfort et consacrée à la jeune création.

Florence Andoka En découvrant vos images, on a d’abord le sentiment d’une rencontre entre un monde ancien, poreux, rappelant parfois les chantiers archéologiques et une forme de dématérialisation de la matière telles qu’en présentent l’imagerie scientifique contemporaine. Comment se rencontrent dans votre pratique de la photographie l’analogique et le numérique ? En quoi la réappropriation de procédés anciens fait-elle sens aujourd’hui ?

Leah Desmousseaux Ma pratique de la photographie prolonge mon expérience sensible des lieux de mémoire minérale que je traverse. C’est dans l’espace-temps de gestation de l’image, dans le processus même de sa fabrication, que je cherche à retrouver les impressions que laissent en moi sites archéologiques, musées et archives. Grâce à leur support physique, à la fois durable et fragile, ces traces de langages anciens nous portent l’écho lointain de leur message fait de subsistance autant que d’oubli.
L’image photographique est un moyen d’enregistrement qui redouble le phénomène de l’empreinte, physique et psychique. Elle est à la fois véhicule corporel et de nature évanescente, absence et présence… L’exploration de la matière de l’image me permet un cheminement à la fois visuel et intérieur, et donne lieu à un ensemble de paysages désertiques — réceptacles de cette errance.

Dans mes derniers travaux je mêle les outils digitaux et analogiques afin de faire passer l’image par des états successifs de matérialisation et de dématérialisation. Il en résulte une stratification des processus d’apparition générée par cet enchevêtrement de techniques : celles-là mêmes qui traversent l’histoire de la photographie. Les procédés anciens, comme le cyanotype, me permettent cette relation empirique et manuelle à l’image, ainsi que la lenteur nécessaire au déploiement de cette expérience.

Aujourd’hui les images prolifèrent et circulent à une vitesse telle qu’il devient difficile de digérer les informations qu’elles portent. Leur message peine à imprimer notre mémoire, qui perd une forme d’épaisseur. La réapparition des procédés archaïques sur la scène de la photographie contemporaine est-elle une réaction à cette nouvelle temporalité du regard ? C’est une question qui anime les civilisations depuis toujours, mais avec la dématérialisation des données et donc de la mémoire, c’est une époque qui vit peut-être plus qu’auparavant la crainte de sa disparition.

Florence Andoka Des gouffres, des grottes, un désert rocheux, on ne sait pas. Qu’en est-il de cette tension entre abstraction et figuration ? Est-ce peut-être là ce qui engendre ce sentiment de vide, de perte de sens et aussi une forme de mélancolie ?

Leah Desmousseaux Les motifs du paysage et du vestige sont au cœur de mes images. Je me demande souvent si la photographie, qui se définit par le lien indiciel qu’elle entretient avec son modèle et dont elle redouble l’apparence, peut vraiment être abstraite… Le trouble dont vous parlez provient de la manière dont mes images, à force de manipulations, s’émancipent du caractère mimétique de l’empreinte pour faire advenir au visible des choses qui n’y étaient pas. Comme dans le rêve leur visage est mouvant, indécis, elles ouvrent un espace que l’œil investi de son imaginaire propre. Cette rupture d’avec le référent originel, qui perturbe nos attentes « illustratives », provoque une forme de « défiguration » de l’objet du regard.
Paysages surgis d’ailleurs, mes images deviennent le lieu d’une exploration à la fois visuelle et intérieure où les indices du réel sont à décrypter, à retracer, et où la quête de sens se débat en effet avec une sensation de profond silence.

Peut-être ce sentiment de vide et de mélancolie tient-il du fait qu’à la source de ces images il y a les objets de notre patrimoine culturel. Décontextualisés et déformés, ils se trouvent comme privés de leur langue maternelle. C’est donc leur signification qui se trouve disloquée et, avec, la part de notre identité qu’elle représente.

Florence Andoka Votre travail parle aussi de l’archive et de l’échelle. Certains titres composés de chiffres semblent des données géographiques. De quoi sont nées les images que l’on découvre aujourd’hui ? Comment sont-elles liées les unes aux autres ?

Leah Desmousseaux Les travaux présentés dans mon exposition personnelle à la Galerie Robet Dantec sont autant d’étapes d’un voyage immobile entreprit il y a environ un an, mais dont les premiers négatifs sont archivés depuis plus longtemps encore dans mes classeurs.

C’est en explorant le site antique de Palmyre via Google Image que ce voyage a commencé : naviguant sur ce flot visuel, j’ai photographié à l’argentique et directement sur écran d’ordinateur des fragments de ces images, pour ensuite re-photographier encore des détails au sein de ces négatifs — comme on plongerait toujours plus profondément au travers d’une brèche ouverte sur l’imaginaire. De ce voyage est né un ensemble de tirages au cyanotype.

Deux échelles d’images se confrontent dans l’espace d’exposition : un polyptyque grand-format, et une série de miniatures. Le premier est une image dont le corps a été agrandi, fragmenté, puis lentement recomposé — elle ouvre un espace bleu immersif traversé d’une grille, qui permet au regard de sillonner les vestiges de cette image semblable à une peau où s’entrelacent grain argentique, grains de sable et trame de pixels. Face à l’expérience océanique, presque fœtale, que provoque cette image, les miniatures opèrent un retournement de point de vue sur le paysage en proposant un rapport d’intimité né de l’éloignement plutôt que de l’enveloppement. Semblables à des œilletons desquels il faut s’approcher pour regarder au travers, elles montrent différents angles d’un lieu inlassablement parcouru au rythme de la lumière et des variations chromatiques (obtenues par virages chimiques) qui se posent sur ses reliefs.

Florence Andoka On a beaucoup parlé ces dernières années de l’artiste-éditeur, bien que vous utilisiez notamment des images réalisées par d’autres, je n’ai pas le sentiment que votre geste corresponde à cette étiquette. Que dire de cet aspect de votre démarche ? Qu’est-ce que cela signifie de recycler une image dans un monde arrivé à saturation ? Est-ce l’impulsion qui ouvre votre créativité ?

Leah Desmousseaux L’impulsion à l’origine de ce travail c’est le désir de voyage, le désir d’ailleurs et de lointain. Choisir de travailler à partir d’images issues d’internet et réalisées par d’autres est moins une réflexion sur l’acte d’éditer des images dans un monde déjà saturé par elles, qu’un simple moyen d’explorer un site inaccessible. Comment faire l’expérience intime d’un lieu où je n’ai jamais mis les pieds ? Comment rendre tangible un paysage impalpable et me le rendre présent malgré son éloignement ? Le voyage se fait avec la fabrication de l’image. L’enchâssement d’étapes par lesquelles se déploie mon processus de création s’assimile aux nombreux détours d’un labyrinthe, aux escales qui rythment cette traversée de désert. Manipuler ainsi l’image est une manière de nouer cette relation d’intimité avec ce lieu absent et de lui offrir un espace où s’incarner.

L’expérience que je propose ne nécessite pas d’identifier Palmyre, car c’est tout un archipel d’images enfoui dans notre imaginaire de l’ailleurs que je convoque, et non un site archéologique en particulier. Pourtant, Palmyre n’est pas un choix anodin. Emblème de la cohabitation des cultures occidentales et orientales, site millénaire classé au patrimoine mondial de l’Unesco, Palmyre et son tissus mémoriel ont vécu une terrible déchirure en 2015 en devenant le théâtre de l’idéologie de Daesh. Depuis, l’image digitale est au cœur des enjeux de conservation de son histoire. Numérisation systématique des archives, récolte massive de témoignages photographiques, créations de photothèques en ligne, reconstitutions et impressions 3D démultiplient son visage de manière exponentielle. Cette sorte d’arrachement du site à sa matrice physique originelle (qui permet cependant de continuer à le faire exister pour le plus grand nombre) soulève les questions de l’artefact et du fac-similé qui, dès l’apparition de l’archéologie au 19ème siècle, signent le concept même de ruine — figer l’action du temps pour conserver sa manifestation sous forme de décor, dans un équilibre étrange entre organicité et conception culturelle de la mémoire.