L’exposition Simon Hantaï au Centre Pompidou (jusqu’au 2 septembre 2013) est une importante rétrospective présentant les diverses manières successivement choisies par cet artiste pour s’inscrire dans la création picturale. Né en 1922 en Hongrie, il est délibérément venu s’installer à Paris en 1952 ; il est décédé il y a cinq ans. Affinités stylistiques et rencontres le conduisent à se rapprocher du groupe des surréalistes. André Breton préface sa première exposition parisienne en 1953. Ouvert à toutes les pratiques picturales novatrices, il s’intéresse aussi aux recherches des expressionnistes abstraits.
Critique vis à vis des images pseudo oniriques d’un surréalisme tardif, il se rapproche des pratiques qui s’appuient sur l’automatisme gestuel : la transe, la vitesse, favorisant abandon de soi. Dès 1955, il y a rupture entre lui et Breton, ce dernier ne voulant pas admettre le rapport entre l’action painting de Jackson Pollock et la théorie de l’écriture automatique. Expérimentant lui même la peinture gestuelle, il se rapproche brièvement de George Mathieu.
Dans ses peintures entre 1955 et 1957, Hantaï manipule la matière picturale avec toutes sortes d’outils non conventionnels. Alors que pour la plupart des artistes, les gestes créatifs sont des ajouts, des dépôts successifs sur le subjectile, lui expérimente diverses formes de retrait. Les gestes lyriques et théâtraux de Mathieu comme des drippings de Pollock ou des taches jetées de Wols ou Bryen conduisent toujours à des superpositions. Hantaï se distingue par l’invention d’un processus de création des œuvres picturales jouant sur des temps différents dont on peut penser, après coup, qu’il préfigure les méthodes employées ultérieurement dans ses œuvres caractéristiques. Il dispose des couleurs vives sur une partie ou l’ensemble de la toile ; il recouvre ensuite celles-ci d’une couche de peinture sombre. Il va ensuite, à l’aveugle, travailler dans le frais en raclant par des gestes puissants cette couche opaque afin de retrouver les couleurs et la lumière du blanc du support par delà cette nuit picturale. Pour ces raclures larges et ces traits griffés l’artiste se sert de divers instruments incisifs détournés de leur emploi usuel comme des lames de rasoir et aussi des objets dont la singularité de la trace l’intéresse comme une pièce détachée d’un réveil-matin !!!
La reconnaissance d’ancrage contemporain de ses recherches par les artistes, les critiques, les galeries des mouvances tant surréalistes que proche de l’abstraction gestuelle lui permet de multiples et importantes rencontres. Il expose avec Jean Degottex, Judith Reigl, Claude Visseux. Toujours insatisfait il poursuit sa quête. On peut dire que cette période d’expérimentation trouve son aboutissement dans la réalisation en 1959 de deux très grandes toiles qu’il gardera par devers lui longtemps. Durant 365 jours, il travaille le matin à Peinture 1958-59 dite Écriture Rose. L’après midi est consacré à la réalisation de A Galla Placidia, une œuvre abstraite qui rend hommage aux mosaïques de Ravenne. Le travail de réalisation est long. Pour l’Écriture Rose, il commence par un travail scriptural de textes religieux et philosophiques avec des encres noire, violette, verte et surtout rouge (d’où, avec le fond blanc, l’effet rose). L’ajout de feuilles d’or et la marque d’une croix grattée dans l’un des petits maculages adjoints renforcent la relation de cette création novatrice avec la tradition des moines enlumineurs. Le travail de raclage sur toute l’étendue des 12 m2 de A Galla Placidia permettant d’apercevoir les couleurs enfouies sous le surfaçage sombre rappelle que la réalisation d’une peinture nécessite plusieurs moments . La révélation finale demande le passage par un temps de perte du contrôle visuel et la mise en retrait de la subjectivité de l’auteur au profit du processus de réalisation choisi par lui.
On comprend dès lors que le pliage ait pu devenir une méthode, sa méthode exclusive d’expérimentation entre 1959 et 1982. Si la technique n’est pas nouvelle — le pliage-nouage-trempage est un procédé fréquent chez les peuples qui, un peu partout de par le monde, teignent leurs tissus — Simon Hantaï instaure les conditions pour inscrire celle-ci dans le champ artistique. De l’artisanat, il garde la nécessité d’un temps long de préparation, la succession logique des interventions qui conduit au désengagement de l’auteur lors la mise en œuvre formelle. Il modifie le procédé de coloration du subjectile en s’écartant tout autant de l’exercice traditionnel de la peinture que de la pratique usuelle du batik. Le dépôt localisé de peinture sur la toile froissée et pliée continue à se faire avec des pinceaux et non par trempage. La distinction est importante. Ce balancement entre le peint et le teint se retrouvera plus tard au centre des préoccupations des artistes du groupe Support-Surface. Ceux-ci considéraient Hantaï comme l’un de ceux qui leur avaient ouvert la voie. Dans la première série d’œuvres réalisées par pliage, les Mariales ou Manteaux de la Vierge, 1960-1962, l’emploi de la peinture à l’huile donne à Hantaï la possibilité de jouer sur de légères épaisseurs de matière et sur l’imprégnation du tissu, aux endroits des plis, par diffusion de jus d’essence colorée. Dans cette série d’œuvre le blanc ne disparaît pas mais se trouve minoré en surface et dans ses effets. Une fois déplié et tendu sur châssis, l’artiste d’abord et les amateurs ensuite se rendent compte que le résultat n’est pas seulement réjouissant pour l’œil, c’est aussi une avancée théorico-critique très intéressante pour la peinture.
Simon Hantaï réussit par ce « geste créatif » à réunir le all-over de Pollock et le découpage de la couleur de Matisse. Par pliage, peinture, dépliage il transforme l’impensé en pensée. Inventant une méthode qui intègre le hasard dans le processus créatif, il obtient une reformulation de la mise en relation du dessin et de la couleur. Sur la toile dépliée et tendue, on constate une admirable cohérence ente le peint et le non-peint. Les superficies sont différentes ; une égalité d’importance entre le monde du tissu et celui de la peinture est pourtant obtenue. Pas d’indifférenciation entre la forme et le fond mais de possibles équivalences et/ou inversions entre ceux-ci, le coup de génie de l’invention de Hantaï est là. Par une méthode qui s’appuie largement sur le hasard, il obtient cet accord recherché en permanence par tous les artistes peintres et dessinateurs, à savoir une union si parfaite entre la figure et le fond qu’elle permette au regardeur de changer, s’il le veut, de vision. Le point nodal repéré, chaque série travaillée par l’artiste sera l’occasion de poser différemment les relations entre le blanc et la couleur. Dans les Mariales déjà évoquées les étendues colorées dominent d’autant plus qu’une peinture fluide préalable s’est diffusée dans les froncis du tissus assurant la liaison entre le clair du support et les légères épaisseurs colorées.
Dans les Catamurons (1963-1964, du nom de la maison de vacances louée) et les Panses (1964-1965), puis les Meuns (1967-1968, du nom du village où il s’établit), il y a rupture avec les espaces sans lieux privilégiés précédents (effet all-over). Par des préparations spécifiques, soit un repli des bords puis le froissage du centre avant mise en couleur, soit en privilégiant le nouage des quatre coins ou encore en variant le nombre de couleurs ajoutées, l’artiste expérimente diverses possibilités autorisées par sa méthode. Il constate qu’il peut par des actions appropriées lors de la phase préparatoire obtenir, lors du dénouement, l’apparition d’une figure centrale (tradition du portrait, etc.) se détachant sur un fond dont le blanc est lui même travaillé. Le caractère épiphanique du phénomène ne pouvait que satisfaire cet artiste depuis toujours concerné par les vérités transcendantales qu’elles soient théologiques, métaphysiques ou esthétiques.
Le blanc dont on vient de dire qu’il occupe les entours irrigue aussi les parties centrales des créations de cette période. De loin le blanc fait fond mais en s’approchant on est stupéfait de la parfaite cohérence entre les parties peintes en couleur et les espaces blancs (peints ou non peints). Que les bords des taches soient nets ou que la couleur ait filé ou bavé par endroits le travail de peinture, pourtant fait à l’aveugle, aboutit chaque fois à un équilibre des forces internes et externes, du blanc et de la couleur. Seuls les enfants, les artistes de l’art brut et les plus grands artistes parviennent à une telle constance dans l’interpénétration des formes positives et négatives. L’application de peinture sur l’œuvre pliée se fait toujours au pinceau. Les différentes directions du geste de la main qui dépose la couleur restent bien visibles. Chacune des étendues affirme son identité colorée. Selon les créations, les nuances de valeur peuvent être réduites ou variées. Durant ces cinq années l’artiste conduit diverses expérimentations pour affiner son invention, qu’il théorisera et nommera en 1967 « le pliage comme méthode ». Il s’agit entre autre de vérifier si ce procédé de mise en œuvre permet suffisamment de variété et surtout si, malgré sa nouveauté, il s’inscrit dans une certaine tradition de la peinture. C’est en ce sens qu’il faut regarder le retour du cadre blanc autour des figures centrales. En procédant à des opérations spécifiques lors du nouage, du pliage, du foulage de la toile déposée sur le sol lors de la mise en couleur, Simon Hantaï prend la mesure de l’ancrage historique des résultats obtenus. Ceux-ci tout à la fois s’inscrivaient dans l ‘avant garde (à cette époque le mot avait encore un sens) et gardaient le lien avec l’histoire de la modernité en peinture. On peut considérer que les plis de cette époque marquent d’une certaine manière un repli de l’artiste, un retour non pas vers la figuration mais vers la possibilité de la peinture dépliée, tendue, accrochée au mur, de faire face. Le processus de narcissisme qui s’était éparpillé dans les Mariales, réintègre une figure centrale. Je regarde une peinture qui elle aussi me regarde. Une même vérification de l’étendue des possibilités d’un processus créatif nouveau peut être constatée chez Jackson Pollock qui lui aussi, après ses all-over obtenus par dripping et pouring, essayait à la fin de sa vie d’utiliser sa technique pour des représentations identifiables. La mort de l’artiste américain ne nous a pas permis de savoir la suite. En revanche on constate dans cette exposition rétrospective les orientations qui furent celles de l’artiste français d’origine hongroise (naturalisé en 1966).
Dans les séries suivantes Etudes et Blancs (1969-1974) puis Tabulas (1973-1982) Simon Hantaï, donnera toute la mesure au « pliage comme méthode » dans des réalisations spatialement différentes mais aux caractéristiques communes. Une fois dépliée et mise au mur les zones blanches en réserve et les parties ayant reçues une coloration souvent monochrome (rouge, noire, bleue, violette, verte) entrent en interaction sur l’ensemble de la toile, de bords à bords. La grande modernité de ces peintures est dans la proposition d’un espace frontal sans lieux privilégiés, sans profondeurs, rendant impossible toute projection psychologique de l’artiste comme du regardeur. Alors que les créations 1963-1968 reprenaient la distinction traditionnelle entre le motif et le fond, le tableau comme un tout, un petit monde dans un espace cadré, les œuvres 1969-1982 s’inscrivent dans une autre pensée plastique. Que la maitrise des pliages conduise à blancs en formes de feuilles ou d’ailes distribuées dans toute les directions (Etudes et Blancs) ou à une ordonnance régulière de pseudo carrés (Tabulas), le regardeur comprend que toutes ces nouvelles peintures pourraient se prolonger au delà des limites proposées. Elles apparaissent de fait toujours comme des échantillons de quelque chose de plus grand. Loin de prétendre faire de chaque œuvre un concentré de monde, l’artiste se contente proposer successivement de multiples fragments. La gageure est d’arrivé à un univers de fragments. Ceux-ci peuvent devenir très grands comme lors l’exposition au CAPC/Entrepôt Lainé à Bordeaux (1981) où le vaste espace du lieu fut l’occasion pour Hantaï de présenter des toiles immenses, jusqu’à 9 mètres sur 15.
Lors Biennale de Venise (1982) son projet initial d’« investir la totalité des murs pour inonder et saisir le visiteur dans un espace de peinture, nous y inclure absolument comme l’artiste dans son atelier » ne peut se réaliser. La même année à la Galerie Jean Fournier, il s’approche de cette mise en espace en disposant, en plus des cinq Tabulas agrafées aux murs, deux autres sur le sol. Comme on l’entend dans cette succession de recherches, le pliage a permis à l’artiste de travailler jour après jour en découvrant de nouvelles possibilités ouvrant chaque fois sur des significations insoupçonnées. Comme l’écrit Hantaï lui-même dans un texte rédigé à l’occasion de sa donation de novembre 1997 au Musée d’art moderne de la ville de Paris : « Le peint n’est plus là pour lui-même, mais active le non-peint exclusivement. Le non-rapport est le rapport ». Beaucoup de peintures de cette période jouent sur le contraste entre des monochromes de couleurs franches et le blanc. Pourtant, dans certaines, l’artiste propose des arrangements plus complexes. Par exemple dans Blanc, 1973, l’habituelle planéité de la surface du tableau est rompue en raison des multiples éclats de couleurs. Les contrastes de couleurs variées avec le blanc installent un espace visuel tactile. Dans ce cas le rapprochement avec l’un des maîtres de l’artiste, Cézanne, est pertinent. Comme pour le Maître d’Aix, les multiples éclats plus ou moins colorés et de valeurs variées activent les blancs. L’expérience est autre devant l’œuvre Tabula lilas (1982). Le faible contraste oblige le spectateur à se déplacer sur le côté. Il constate alors que cette fois les étendues blanches ont été peintes, après pliages, sur une toile de lin non apprêtée. Elles paraissent iridescentes sous certaines orientations de l’éclairage. Cette toile est l’unique rescapée de l’exposition. Les autres créations jaunirent au soleil, perdant cet aspect immatériel si subtil qu’il est quasiment non photographiable.
Au sommet de la reconnaissance, Hantaï se retire de la vie publique et cesse de peindre. Il s’adonne à la lecture, son activité consistera à détruire certaines œuvres et à en enterrer d’autres dans son jardin. Il les exhumera 10-15 ans plus tard. Son « autisme actif » (Didi-Huberman) prend, à notre sens, une forme régressive lorsqu‘il découpe, en 1994, les grandes Tabulas (1981). Dénommées Laissées, il les propose en portions entourées de blanc. L’accord donné pour scannage des images de ses Tabulas lilas préalable à leur impression sérigraphique marque un retour sur les murs de galeries. C’est partiellement une sortie de retraite, l’abandon de tout geste personnel prolonge l’esprit qui l ‘animait, sans signifier la reprise d’une recherche.
De la visite de cette exposition on retient que Simon Hantaï a mis en place une poïétique picturale nouvelle. En développant un processus créatif inusité en art, il va au delà d’une simple innovation technique. Le peintre tend à s’effacer dans la technique de réalisation de la peinture en concevant la toile non plus comme un écran de projection mais comme un corps qui se travaille corps à corps. « Quand je plie, je suis objectif et cela me permet de me perdre » Le temps des liens à faire et à défaire, qui permet de si parfaitement relier le blanc et la couleur, est aussi celui de l’abandon du moi de l’artiste. La fabrique de la peinture, pensée et exécutée justement, est source d’effets inattendus. Le dialogue installé dans l’œuvre ouvre la porte pour des échanges à la hauteur des attentes des visiteurs.