« Le désir, il agit au coeur même de mes travaux. D’abord parce qu’il donne naissance à chaque projet. Ensuite parce que la participation des gens, elle en appelle aussi au désir. Si des personnes ne se sentaient pas interpellées, si elles ne devenaient pas complices du désir de l’oeuvre, pour raconter une de leurs histoires, prendre leur téléphone, répondre à ma sollicitation, l’oeuvre ne pourrait pas s’accomplir. » Slimane Rais
Qu’en serait-il d’un espace niant toute notion de distance ? Comment imaginer un espace qui, justement, ne soit pas donné dans son étendue mais dans son parcours, dans le franchissement que l’on ferait de ses limites. C’est le pari que relève Slimane Rais. L’espace de ses oeuvres n’y est pas pensé dans l’irréductibilité d’une aire mais appréhendé au fil des échos successifs de la voix d’autrui. Pourparler est une cabine téléphonique qui ne sonne pas. Il suffit au spectateur de décrocher le combiné pour qu’il se trouve en communication directe avec l’artiste. Le design tout droit issu des années 70 de ce nouvel abri nous enveloppe de sa coquille ronde et brillante, en forme d’oeuf, évoquant le voyage mythique de la naissance. Ressources humaines est un dispositif. Au premier abord, le spectateur découvre un rideau où se déroule une projection vidéo : il y voit un visage en gros plan, traverse ce voile, et pénètre dans une petite salle où deux chaises pliantes se trouvent face à un moniteur. La scène qu’il découvre est celle d’un entretien, imaginé sur le modèle de l’entretien d’embauche, que l’artiste réalise avec des personnes venues à l’ANPE. Pourtant, il n’est question ni de motivation, ni de diplôme. Les personnes commentent et expliquent les quelques mots de leur CV réservés aux loisirs, aux passions, aux centres d’intérêt, bref à tout ce qui déborde du cadre d’une activité professionnelle. Face aux chaises, le moniteur diffuse l’image de la personne interviewée et filmée dans un plan large. Le visage projeté en grand – et qui formait une sorte de paysage muet – se transforme soudain en la silhouette lointaine d’une personne dont les propos proche de la confidence, nous invite à pénétrer dans son univers. Les distances sont abolies alors même que nous semblons, par la distance du cadrage, être plus éloignés de la personne. Si loin si proche dirait Wim Wenders. Quant au Jardin des délices, c’est une pièce gardée dans l’obscurité. On y évolue en passant de bornes en bornes, boules argentées juchées chacune sur une tige, drôles de fleurs d’où surgissent des voix venues de tous les âges et de tous horizons. L’artiste a en effet recueilli les secrets de personnes volontaires. On écoute, le souffle retenu. Untel avoue une passion amoureuse jamais éclose, une autre se repend d’avoir fouillé dans la vie de son amant, un dernier raconte avoir cassé une oeuvre dans un musée. Il semble que l’espace, franchi de chuchotement en chuchotement, est à chaque fois le court intervalle qui sépare nos propres souvenirs, faisant de cette pièce un véritable espace mental.
Ainsi, la notion d’espace, chez Slimane Rais, est-elle explorée sous la forme d’un espace de résonances. La voix le traverse de part en part, et abolit la distance. Les oeuvres sont pareilles à des cabines, abris, refuges, grottes, cabanes dont les parois seraient mitoyennes à autrui et à soi. C’est pourquoi, il faut se méfier des mots, de ceux qui présentent un travail artistique dans une vocation sociale : Slimane Rais présenté à l’écoute désintéressée de l’autre ; l’art sociologique des années 70, veillant à la prise de conscience du public face à un environnement médiatique selon certains discours de Fred Forest ; l’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud réunissant des oeuvres censées agir en tant que cohésion sociale. Les mots, s’ils ont chez Slimane Rais la fulgurance du contact avec autrui, peuvent avoir sur la page blanche la dangereuse tentation de nous faire voir ce qui n’existe pas.
Rappelons-nous l’expérience de Joseph Beuys, accident d’avion durant la seconde Guerre mondiale depuis lequel l’artiste se crut mort. Recueilli par des paysans Tatars, il fut enveloppé dans une couverture de feutre, résistant à la disparition par la force de sa propre chaleur. Désormais, pour Beuys, l’acte artistique devait se rapprocher de la mystérieuse puissance chamaniste : identifier dans le corps de l’autre les points de douleur, se les approprier afin de localiser les pôles de tension, puis revenir à l’autre avec une image dont les termes en sont le dénouement. Ce qui frappe, dans son oeuvre, ce n’est pas une guérison à laquelle on ne croit guère : l’ambulance qui l’emmène à la galerie René Block (New York), pour la performance I like America and America likes me (1974), n’est que le transport d’une métaphore cherchant dans la rencontre entre un homme et un coyote une réconciliation possible entre nature et culture en nous. Ce qui frappe, donc, est le nouveau statut donné à l’image. Elle n’est plus l’indice du réel, ni comparable au jeu formel de l’abstraction, ou encore moins le prétexte à une conceptualisation. Elle possède la force évocatrice du symbole. L’image artistique y est le signe d’un monde que l’on souhaiterait meilleur et on cherche secrètement à rallier l’autre à son appel. La tendance sociologique de l’art est comparable à une bannière jetée au vent qui propose à chaque nouvelle oeuvre l’espoir d’une communauté. Puisque le réel a perdu cette force de catalyseur et que le beau n’a d’universel que l’habitude des regards, alors il revient à l’artiste de chercher dans la question du bien un possible renversement à l’irréversible éparpillement des consciences. Point n’est besoin d’envisager l’oeuvre par rapport à la réalisation de son objectif, l’artiste de l’esthétique relationnelle ne se transforme jamais en assistante sociale : toutes les vocations sociologiques de l’art trouvent toujours leur aboutissement dans un lieu d’exposition. Considérons juste que la notion d’objet cristallise aujourd’hui comme une méfiance envers la marchandise. Alors on privilégie la relation. Et, si les liens font sens, alors leur formalisation et la forme n’en sont jamais exclues. Il s’agit d’un mot, d’une phrase, d’un espace qui nous invite à un singulier voyage à la manière des oeuvres de Slimane Rais.