La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Les engagements photographiques internationaux des Rencontres d’Arles 2024

Installation de Sophie Calle aux Rencontres d’Arles 2024

Étant retenu l’an dernier par mon exposition « Photo-Chorégraphies » à Orléans, je retrouve les Rencontres pour constater une ouverture à l’ensemble des pratiques photographiques historiques et contemporaines, abordant dans des esthétiques fortes divers champs des activités humaines, les engagements idéologiques post-documentaires, les expérimentations plastiques et leurs avatars plus récents dont une Intelligence Artificielle maitrisée. Cette programmation pour tous publics révèle une exigence éditoriale à saluer. 

Trois expositions individuelles d’exception apportent des repères ou constituent des relectures dans l’histoire du médium. Il était temps qu’Arles rende hommage à Mary Ellen Mark 9 ans après son décès. Si l’ensemble de son parcours abordé dans cette rétrospective mérite la plus grande attention, la série couleurs Falkland Road réalisée en Inde reste exceptionnelle par le témoignage comme dans le respect et l’empathie vis-à-vis des modèles. Des portraits noir et blanc produits à la chambre Polaroïd constituent un autre aspect moins connu de cette quête esthétique poignante de l’humain qui sait trouver aussi des accents plus légers. 

À la fondation LUMA le cinéaste Joël Cohen apporte quant à lui une lecture de Lee Friedlander qui interpelle notre connaissance de son univers si singulier. Un intelligent diaporama, bruit d’époque compris, réunit en tableau des images de différentes époques dans une approche très graphique qui montre la continuité de la vision. La poursuite en dialogue de leurs univers américain partagé redonne une nouvelle dynamique à des œuvres que nous apprécions depuis des années dans leur version soignée de parfaits tirages noir et blanc. 

L’exposition la plus sensible et la plus émouvante par son intelligence critique sur la destinée fragile des images est sans conteste celle de Sophie Calle. Certaines de ses séries ayant subi un dégât des eaux, elle les réinstalle dans les souterrains des crypto-portique, sous la Mairie. Elle n’hésite pas à les soumettre à l’action érosive d’autres pluies. Des objets personnels, vêtements notamment, liés à l’histoire de l’artiste à sa saga complètent cette scénographie réparatrice moins macabre que purement mémorielle pour faire œuvre malgré tout et Finir en beauté !

L’art contemporain trouve aussi une reconnaissance d’un de ses moments historiques qui compte. La prestigieuse collection Astrid Ullens de Schooten Whettal rend hommage à « Une photographie documentaire conceptualisée » sous le titre Quand les images apprennent à parler. Souvent sérielles, principalement réalisées en noir et blanc elles s’accompagnent fréquemment de textes qui ne fonctionnent pas comme des légendes mais gagnent une autonomie de sens. On y trouve les prémisses des fictions critiques ou documentaires si actives aujourd’hui. 

Cette année beaucoup d’esthétiques diverses étant mises à l’honneur deux créateurs, l’un luxembourgeois, l’autre polonais mettent en place avec des œuvres mixtes un fantastique plasticien. Michel Médinger est l’artiste de Lët’z Arles L’ordre des choses de retour dans la Chapelle de la Charité y fait l’objet d’une somptueuse installation. L’ancien chœur est entièrement occupé par un ensemble d’objets rutilants faisant office d’ex-voto païens tandis que de subtils tirages réalisés par l’auteur dialoguent avec de grandes boites lumineuses au centre de l’espace. 

Michel Médinger

Gregorz Pzyborek qui a été diplômé de l’ENSP expérimente dans Toucher le silence  les tramages fictionnels entre d’habiles petites sculptures d’équilibres improbables et leur version argentique sérielle. Il est accueilli dans le cadre du Grand Arles Express au Marseille Centre Photographique. 

Un important double focus permet de se familiariser avec la création japonaise. Répliques 11/03/11 met en valeur divers types de réactions photographiques au séisme subi sur la côte nord-ouest du Pays, et qui a marqué des populations entières. Tadashi Ono, enseignant à l’École dArles, s’attache aux éléments architecturaux de protection contre ce type d’agression naturelle. Stuja Lieko élève un aspect plus dramatique de cette catastrophe. Iwane Ai utilise l’espace du panoramique pour montrer de façon documentaire l’étendue des dégâts dans le paysage autant que la solidarité qui s’en est suivie et qu’il met en scène. 

L’exposition la plus complète, co-produite avec Aperture, légèrement tirée Quelle joie de vous voir, regroupe plus de 25 artistes japonaises des années 1950 à nos jours. Quelques directions thématiques réunissent plusieurs opératrices, les légendes ne sont pas toujours claires d’autant qu’elles sont généralement moins connues. Des présentations individuelles sont réservées aux plus novatrices. On retrouve avec intérêt munies poétique de, les pièces mixtes de Yuki Onodea ou les autoportraits bouleversants de Mari Katayama, amputée des deux jambes. 

Tout aussi sensibles mais sans provocation, les Belongings d’Ischichi Miyako collectionnent les restes archéologiques intimes dans une approche mémorielle de sa mère comme les objets témoignant du calage corporel de Frida Kahlo. L’ensemble de ces monstrations de grande qualité reçoivent le soutien de Kering/Women in Motion.

Schichi Miyako

Dans la volonté de montrer une grande variété de propositions esthétiques actuelles un chapitre est consacré à l’Intelligence Artificielle. Bien qu’animée par une dimension humoristique et socialement critique, la série Le fermier du futur de Bruce Eesly cède à cette attraction d’un néo-surréalisme électronique qu’on associe trop évidemment à ce support.

De façon bien plus originale dans le Prix Découverte/Fondation Roederer la double proposition photo/vidéo de François Bellabas An Electronic Legacy structure différentes générations d’outils. Il produit plus de 5000 images des immenses feux de Californie dans des lumières intenses, voire apocalyptiques. Les glitchs et autres distorsions interagissent. Il gère l’ensemble avec ChatGPT, Dall-E et Mid-Journey.

C’est dans le Off que réside la proposition la plus incontestable, la plus engagée. Boris Eldagsen, accueilli par Richard Petit à la galerIe du Lac gelé révèle son exigence qui a mis à mal ce petit monde techno-artistique. Ayant envoyé ses productions à divers concours notamment en Allemagne et ayant gagné un prix, il l’a refusé comme n’étant pas de la photographie. Son univers qui recoupe une esthétique des années 30 apparaît aussi fort que dérangeant dans une approche dramatisée de l’humain.

Cinq expositions parmi les plus significatives et les plus réussies posent les interrogations les plus pointues sur les conflits, les violences idéologiques et les pouvoirs et leurs abus. Randa Mirza à partir de son expérience de son Liban natal en guerre expose plusieurs séries documentaires qui s’attachent aux lieux touchés aussi par la crise économique, même si un espoir se dessine à travers cette Beirutopia.

Le retour critique que Stephen Dock opère sur ses propres images réalisées durant le conflit en Syrie dans les années 2011 est scénographié par Audrey Hoareau sous l’intitulé Echos. Cet ensemble été poursuivi en Jordanie, en Irak, au Liban, à Lesbos et jusqu’en Macédoine, témoignant d’une douloureuse crise humanitaire et migratoire qui s’en est suivie. Ces images rapportées, il les dissèque agissant sur leur matière organique du grain noir et blanc au pixel couleur. La puissance esthétique et idéologique de cette série est de réussir à nous proposer une image générique de la guerre au XXe siècle.

Stephen Dock

Debi Cornwall se définit comme artiste documentaire conceptuelle. On retrouve ici Necessary Fictions, sa série récompensée par le prix Élysée qui explore la mise en scène, la performance de la puissance américaine à travers ses wargames militaires immersifs et réalistes. Ses cadrages singuliers et ses compositions précises scénarisent l’incarnation, l’exercice et la normalisation du pouvoir de l’État. Explorant dix bases de l’armée américaine, elle immortalise les décors du pays imaginaire « Atropia » ainsi que sa population militaire. Citoyens modèles regroupe des images des camps d’entraînement de la patrouille frontalière, des rassemblements réactionnaires de Trump, et les musées d’histoire récente. 

Deux situations latino-américaines concluent cet important chapitre. Le Groupe de Cali actif dans les années 1970 et 1980 en Colombie, est aujourd’hui célébré comme un groupe pluriartistique éminemment créatif. Exploitant différents médiums dont la chorégraphie la photographie reste le pivot central de leurs langages visuels. Le mythe de Caliwood est alimenté par des références au vampirisme, au gothique et à la terreur, mises en scène dans un environnement violent et tropical. Cette exposition est scénographiée dans un parcours tout à fait révélateur de cette énergie de groupe. 

Une mise en espace de haute qualité qualifie aussi le Voyage au Centre de Cristina de Middel installé dans la vaste Église des frères prêcheurs. Son titre emprunté à Jules Vernes illustre la traversée migratoire du Mexique comme une expédition héroïque et courageuse. Le périple part de la frontière sud du Mexique avec le Guatemala, et se termine à Felicity, une petite ville de Californie officiellement désignée comme « Centre du monde » destination finale idéalisée qui n’est de fait qu’une attraction touristique en bord de route. Sa pratique photographique documentaire est fictionnalisée par des images factices, clichés graphiques révélant l’approche des médias et des instances officielles en réponse à la complexité de ce phénomène migratoire. 

Cristina de Middel

Notre soutien va donc à cette programmation très ouverte de Christophe Wiesner, qui prouve qu’un bi-national peut opérer avec succès en Europe. Suite au récent vote qui a mis à mal les tentatives de l’extrême droite de gagner le pouvoir, ils n’auront pas pu imiter la Meloni qui a limogé arbitrairement de grands professionnels européens pour les remplacer par de médiocres Italiens à sa botte si j’ose dire. La richesse des engagements photographiques actuels méritait un tel commissariat général. 

Le site des Rencontres d’Arles