Sur les traces de Silvia Bächli

Le FRAC Franche-Comté consacre une exposition à l’œuvre de Silvia Bächli. L’institution accueille à la même période les œuvres de Katie Paterson. Le rapprochement des deux artistes est fécond dans la mesure où se dessine dans l’opposition la démarche radicale de chacune, malgré des questionnements communs. La collection du Frac Franche-Comté est consacrée au temps et si cette notion habite sans doute toute œuvre d’art, elle éclaire au plus juste le travail de Paterson comme de Bächli. Comment appréhender le temps de l’existence, sa durée si brève à l’échelle de l’univers ? Si Paterson, en mobilisant de nombreux intercesseurs, compose avec les temporalités immenses de la vie des astres, Bächli privilégie la pauvreté des moyens et se recentre sur sa propre présence au monde.

Au présent

Le travail de Silvia Bächli déroute. Avec une régularité quotidienne qui confine à l’ascèse, l’artiste marche dans la nature puis dessine et peint. Ses œuvres ne cherchent pas à représenter les paysages fréquentés, elles ne sont pas figuratives, bien que traversées ça et là par quelques figures. Parmi les œuvres présentées, on décèle une silhouette grise d’allure féminine. De nombreuses peintures sont parcourues de lignes verticales, ayant quelque chose de la position d’un corps dans l’espace réduit à l’essentiel. Toute peinture témoigne d’un corps à l’œuvre dans l’espace, en regardant les dessins on peut se figurer Bächli en action, le poignet délié, le pinceau prêt à se séparer de la matière picturale qu’il dépose sur le papier. Chaque trait dévoile un mouvement, la peinture épaisse au commencement du geste devient transparente dans la durée. Les gestes devenues traces sur le papier réactualisent l’action passée, et donc la présence de Bächli lors de l’exercice.

On touche alors à l’un des grands motifs de la peinture moderne tant appréciée des philosophes, Merleau-Ponty s’attachant à Cézanne dans L’œil et l’esprit et Deleuze à Bacon dans Logique de la sensation. On retrouve dans les peintures de Bächli, ce que Deleuze guette en partie chez Bacon : la trace de la présence du corps. Si c’est un topos de la modernité picturale, Bächli le porte à son paroxysme, le rend radical et donc d’autant plus identifiable. Le processus créatif, au regard de l’histoire de l’art occidentale rappelle les principes de l’expressionnisme abstrait de l’après-guerre. On pense à l’énergie de Pollock, à celle d’Hartung prenant forme sur la toile. Pourtant les tracés de Bächli ne sont pas en force, en éclat, au contraire ils font preuve de vulnérabilité. On perçoit l’effort de concentration, de présence dans le geste. Le tracé est fluide mais s’essouffle. Le rendu formel tient sans doute des traditions asiatiques. Les rares couleurs sont discrètes et nuancées, Bächli explore le plus souvent l’étendue des gris colorés. Le vide occupe une grande place dans les compositions.

Entre passé et futur

Puisque le dessin est lié à la promenade, il est aussi une transcription des sensations accumulées par l’artiste. La trace picturale est donc non seulement le signe d’une présence au monde dans l’instant, mais aussi une réminiscence d’un vécu passé, intégré, transformé. Le dessin est à envisager comme un travail sur soi, une discipline existentielle. Dans un second mouvement l’artiste sélectionne les dessins réalisés, l’exposition est un temps important où les formes sont mises en correspondances. L’agencement doit être musical. Une pièce au centre de la salle est intitulée Hafnargata, en référence à une route islandaise parcourue par l’artiste lors d’un voyage avec Eric Hattan. Les photographies du périple sont disposées en bande, comme des séquences, dans de menues vitrines sur pilotis. Le volume s’intègre à la production d’Eric Hattan et à son travail sur la question du socle. Hafnargata rompt avec l’ensemble des œuvres de Bächli. Les images alternent paysages et vie hôtelière. Pourtant il est intéressant de savoir que le couple en voyage ne disposait que d’un seul appareil photo, les clichés ont donc deux auteurs et les points de vue se multiplient parfois sur le même objet. Là encore, la photographie est peut-être à envisager comme un signe, celui d’un être humain qui témoigne de sa présence dans le temps et l’espace, qui enregistre au-delà de la subjectivité de son point de vue, sa seule existence.