Depuis longtemps, et surtout depuis les débuts du XXe siècle les artistes plasticiens s’ingénient à détourner les matériaux et les outils de leurs usages habituels. Alors que traditionnellement on se sert de la mine de plomb pour dessiner c’est en peintre que Takesada Matsutani a développé l’emploi de cet outil graphique. Si le terme mine de plomb est gardé en souvenir des pointes de métal en usage jusqu’au XVIIe siècle, l’outil industriellement fabriqué aujourd’hui est un mélange de poudre de graphite, de colle, de résine et d’argile. Suivant les proportions des mélanges, on obtient des mines de différentes duretés qui permettent, une fois taillées, des tracés plus ou moins fins, en fonction aussi de la texture du support.
L’artiste d’origine japonaise (né à Osaka en 1937) étale, dilue et façonne le gris sur de très larges surfaces. Par des reprises successives il façonne souvent des figures ovoïdes à la fois très formées sans être cernées ; elles laissent voir en périphérie les traces de la facture graphique manuelle (Face 2 Circles, 2006). Dans des temps successifs, l’artiste travaille des surfaces en étalant le graphite comme avec la paume, avant de les reprendre par une multitude de tracés incisifs au crayon comme de délicates griffures avec l’ongle. Dans l’un et l’autre cas, les outils adaptés remplacent les spécificités corporelles initiales ; les gestes, même instrumentés, gardent cette complémentarité première physiologique de la main soulignée par Roland Barthes à propos de Réquichot. Pour Roland Barthes la double origine de la peinture viendrait de l’opposition entre l’incision (du « trait ») et l’onction (de la « nappe ») : « Ces deux origines seraient liées aux deux gestes de la main, qui tantôt gratte, tantôt lisse, tantôt creuse, tantôt défripe ; en un mot, au doigt et à la paume, à l’ongle et au mont de Vénus. »
Une des caractéristiques de la peinture est que, du fait de la présence en plus des pigments d’un médium et de l’emploi lors de la mise en œuvre d’un diluant (eau, huile ou essence), elle est soumise au phénomène de gravitation : elle coule. Avec la mine de plomb, on n’a pas à craindre les coulures sauf si on y ajoute un diluant. Matsutani ne se prive pas de ce contre emploi.
Dans l’exposition rétrospective présentée à la Galerie Richard à Paris jusqu’au 5 mai 2012, est accroché un très beau et très grand dessin de plus de 10 mètres de long et 3 mètres de haut, Stream 1O, réalisé lors d’une performance en 1983. Sur toute la longueur de l’œuvre, les tiers supérieurs et inférieurs ont été chargés par de multiples interventions graphiques jusqu’à faire disparaitre le blanc du papier ; peu de marques volontaires dans la partie centrale mais de multiples traces, des coulures ou des gestes remontants, conséquences des vigoureuses interventions gestuelles opérées à partir du haut ou du bas. Deux temps, deux types de vie, deux espaces complémentaires associés dans une même œuvre à découvrir d’un seul coup d’œil ou dans une lente promenade déambulatoire.
On vient de souligner un des aspects de la gravité terrestre pris en compte par Takesada Matsutani, il en est une autre mise en valeur par cet artiste. Très tôt, après des études dans une école de peinture traditionnelle japonaise, il se livre à des expériences créatives avec divers matériaux nouveaux comme la colle vinylique. Il utilise celle-ci à contre emploi. Alors que pour associer deux matériaux le fabricant recommande d’étaler la colle en couche fine, Matsutani verse tout le contenu du pot sur son support, toile ou papier, et attend pour voir ce qui se passe. Il tire des partis créatifs ses constatations. La colle vinylique, comme la peinture de même nom, ne sèche pas à proprement parler ; au contact de l’air elle polymérise. Disposée en quantité sur un subjectile seule la couche superficielle durcie formant une peau un peu épaisse sous laquelle la masse de la colle reste souple. La gravité donne à ces renflements des formes sensuelles plutôt féminines, pouvant évoquer des ventres, des fesses ou des seins.
L’artiste va pousser plus loin les effets. Après avoir introduit une paille, il peut insuffler de l’air afin de tendre la peau comme celle d’une baudruche, pour le meilleur ou le pire puisse qu’il arrive que cela aille jusqu’à l’explosion. Toujours après avoir percé finement l’enveloppe un autre phénomène, d’abord intempestif, a été ensuite transformé positivement par l’artiste. L’importante quantité de colle restée liquide sous la peau de surface se répand en fins ruisseaux lorsque l’on perce la poche. Là aussi le parallèle avec les fluides corporels vient à l’esprit. Les post interventions de Takesada Matsutani, qui toujours ré intervient avec du graphite, sont là pour distancier les évocations trop directes.
Les processus poïétiques évoqués, il y a lieu maintenant d’apporter quelques précisions historiques avant de développer des considérations plus esthétiques. Matsutani a été membre du célèbre groupe Gutai ; entre 1960 et 1972, date de la dissolution du mouvement, il a participé à diverses manifestations du groupe d’avant-garde japonais. Venu étudier en France avec une bourse en 1966, il s’y est ensuite installé. L’importance aujourd’hui historique de ce mouvement conduit divers musées au Japon mais aussi aux Etats Unis (Guggenheim Museum en 2013) à mettre en place des expositions rétrospectives. Cet artiste de 75 ans y est associé et cela apporte à ce travail une reconnaissance internationale méritée.
Diverses choses étonnent lors de la visite de l’exposition à Paris. La première est la rareté de l’usage de la couleur. Seules les toiles les plus anciennes contiennent du bleu ou du rose. D’autres œuvres des années 70 sont entièrement blanches, les variations proviennent des reliefs. Dans les créations plus récentes de très fins filets bleus ressortent du gris anthracite. La marque visuelle de Takesada Matsutani se situe dans la propension qu’ont ses créations plastiques à avancer dans l’espace entre le plan du subjectile (toile ou papier) et le spectateur (Sphère-83, 1983). L’affaire n’est pas nouvelle mais pas si répandue que cela. Si au début du XXe les Cubistes, puis les pionniers de l’abstraction, expérimentaient des peintures qui au lieu de figurer un espace en arrière du plan du tableau, donc de creuser fictivement le mur, donnaient l’impression d’avancer vers les spectateurs.
Les recours fréquents par les artistes contemporains à l’image photographique ou à des représentations figuratives-narratives-oniriques, ont fait oublier l’importance des prises en compte de la relation physique du regardeur à l’œuvre. L’exception étant bien sûr les installations. Voilà on y vient : la spécificité de Matsutani n’est pas seulement de travailler corporellement la peinture mais de l’installer. Non seulement il tient compte de l’espace architectural mais il réussit à faire participer les visiteurs, corporellement et psychiquement, à l’espace de sa création. Parce que l’artiste lui même élabore autant tactilement que visuellement ses œuvres, le spectateur à son tour éprouve une sollicitation plus complète, quelque chose qui touche au développement de son sens haptique, par association d’expériences désirantes visuelles, tactiles et associées à des phénomènes kinesthésiques.
Une œuvre comme Stream-87-P, 1987 est composée d’une partie carrée accrochée au mur et d’une autre (un bassin de zinc et une toile blanche) posée sur le sol à l’horizontale, à l’aplomb de la première ; la liaison entre les deux parties est assurée par des cordes et un « tampon » de toile écrue imbibée d’encre de chine dont l’excès noir déborde en filet dans le contenant en métal. Les cordes permettent sinon réellement du moins optiquement et psychiquement la circulation des fluides. Nombreuses sont les œuvres où des cordes torsadées enrobées de mines de plomb dialoguent avec les renflements sensuels. Si cela ne prend pas la forme de bondages, l’allusion à des contraintes fortes s’exerçant sur des formes qui tendent à s’assoupir est présente ; comme les cordes retirées ont laissé des marques dans la peinture, ces créations sont empreintes d’une sensualité érotique communicative, repérable entre autre dans Superposition, 2009.
Mais l’important, ce qui laisse une trace mémorielle aux visiteurs, est peut-être encore ailleurs : dans la lumière du gris à la fois mate et luisant de reflets métalliques que cultive longuement cet artiste. Pierre Soulages a inventé le terme d’Outrenoir pour qualifier la luminosité spéciale de ses toiles noires aux grandes rayures contrariées. On pourrait inventer la notion d’Outregris pour dire le rayonnement profond des surfaces longuement biffés qui caractérise les créations de Takesada Matsutani. Par son travail de reprises multiples à la mine de plomb, il installe d’étonnants reflets qui varient selon les éclairages et les déplacements du spectateur. Voilà pourquoi cette œuvre gagne à être vue et même revue.