Thomas Fontaine La représentation au scalpel

La galerie ma collection qui s’est installée dans le local de la galerie de Luc Queyrel au 34 rue Mazarine propose des expositions dans lesquelles un artiste montre un choix de ses œuvres mais invite aussi deux ou trois de ses amis à présenter une de leurs oeuvres qui se trouve en résonance avec les siennes. C’est sur ce principe qu’est organisée l’exposition de Thomas fontaine « On ne voit rien venir » avec des oeuvres de Grégoire Cheneau, Shanta Rao, Louise Crawford et Stéphan Guéneau. Le commissariat est assuré par la dynamique et brillante directrice de la galerie ma collection, Jeanne Truong.

Drame et attente
« Dans la pâleur de l’aube, le calme d’Antigone ne laisse rien transparaître de ce qui est déjà accompli. »
« Sur les boulevards, dans les rues désertes de nos architectures modernes construites sur un mode rationnel, dans le but de sortir du schéma tragique des passions, théâtre latent d’une violence qui n’a pas été théâtralisée, il couve un pressentiment de meurtre, une intuition de crime, non plus du crime adressé mais du crime anonyme, celui de l’agresseur fugitif, du violeur, du serial killer. S’il est impossible de déterminer qui est derrière chaque acte, de lui donner un nom ou un visage, est-il possible d’avoir une histoire à incarner ? Toute histoire qu’on se fait devient comme un drame qu’on attend. »
Ces phrases de Jeanne Truong rendent parfaitement compte non seulement de l’ambiance qui se dégage de certaines œuvres mais surtout des soubassements sur lesquels se construit le travail de Thomas Fontaine.

La pertinence de cette exposition tient donc d’abord à la réflexion qui la porte. Thomas Fontaine ne cesse d’arpenter les failles ou plutôt les lignes translucides qui traversent le réel, qui hantent ses représentations et qui constituent en fait non tant des accrocs dans le miroir du vrai que l’émergence des lignes de faille au gré desquelles la réalité se fissure.

Nous sommes sur un terrain proche de l’univers de J.G. Ballard dont l’œuvre et la réflexion constituent aujourd’hui encore une excellente manière d’entrer dans les sous-sols de notre avenir nauséeux.

En un raccourci violent formulé dans La Foire aux atrocités par le personnage de Traven, précurseur du Vaugham de Crash, J.G. Ballard écrit ceci : « Il faut bien comprendre que pour Traven la science constitue la pornographie ultime, une activité analytique dont le but primordial est d’isoler les objets ou les événements de leur contexte spatio-temporel. Cette obsession de l’activité spécifique des fonctions quantifiées, voilà ce que la science partage avec la pornographie. Comme nous sommes loin de Lautréamont qui unissait la machine à coudre et le parapluie sur une table de dissection, assimilant ainsi les génitoires du tapis avec la trame du cadavre » (P. 66, Ed Tristram).

Visite
Les architectures à l’entrée, c’est « full limit », les scalpels c’est « The green lights of yankee stadium », ensuite les « implantations » pour les vues des terrains, puis « histoire naturelle » pour les singes. Ce sont là les œuvres de Thomas Fontaine.

Elles sont accompagnées d’une œuvre de Grégoire Cheneau, Ludibrium, Bd Poniatowski, une grande photo avec un homme à tête de statue romaine et une femme sorcière au pied d’un l’escalier qui évoquent en un raccourci saisissant les écrasements de la mémoire, les pulsions du jour et les synthèses improbables d’images mentales et des sensations indicibles.

En face, une œuvre de Shanta Rao nous permet de pénétrer dans l’univers de cette jeune artiste d’origine indienne. Au-delà des signes manifestes de biculturalité, le sari et le troisième œil, petit point rouge apposé au centre du front comme une manifestation de l’altérité radicale sur le corps vivant, cette image nous implique dans un jeu de dissociations. Visage humain et tête de gazelle, trophée de chasse évidemment, se dédoublent et se recouvrent en un jeu d’écho schizophrène où les ombres sont plus réelles que les corps et les corps plus diaphanes que les ombres portées.
Dans la seconde salle, deux diptyques de Louise Crawford et Stéphan Guéneau nous confrontent, par un jeu subtil de décalages entre deux images de paysages qui se suivent et pourraient en partie se recouvrir, à la tension interne au regard. En effet, nous occultons les différents moments qui composent le continuum de notre perception, et c’est un tel découpage inverse que nous donnent à voir ces images.

Les œuvres de Thomas Fontaine déroulent devant nos yeux des univers apparemment hétérogènes et qui ont ceci en commun qu’ils taillent dans les évidences de nos perceptions quotidiennes. Ainsi avec « full limit », il nous montre la réalité urbaine sous un angle tel que nous en saisissons et la violence implicite et le cri muet que nous poussons vers le ciel à travers ces immeubles aux arêtes tranchantes.

Se découpant sur un ciel à la présence réduite dans l’image, les immeubles pris en contre-plongée semblent des lames tranchantes découpant la chair des rêves. Comme ils incarnent une part du rêve de l’homme, il nous est impossible de ne pas envisager le fait que nous constituons la chair dont ce nourrissent ces couteaux de béton de verre et d’acier.

Avec « The green lights of yankee stadium », Thomas Fontaine met en scène un monde glauque. À partir d’images de surveillance grises dont sourdent par endroits des halos verts, il présente des espaces urbains où règne une certaine désolation. Une forme identifiable comme étant celle d’un scalpel hante l’espace. Sa pureté, sa netteté en font une sorte d’ovni lancé à la recherche de la vie dans un monde déjà mort. Cette forme effilée et tranchante indique qu’il y a entre notre œil et la réalité une frontière non-vue qu’il faudrait en effet déchirer si l’on voulait pouvoir échapper à l’hallucination qui nous enveloppe et nous rend aveugle à ce qui n’est pas l’image que croyons voir dans le monde et qui n’es que la projection vide de sens de nos rêves déçus et déchus.

De la série « implantations », il choisit un terrain de basket, dont la banalité ne fait que souligner l’absurdité et renvoie à l’attente implicite de voir y paraître sinon des humains du moins un drame dans lequel ils seraient impliqués. De la série « histoire naturelle » il choisit une photographie, Les naziques, un couple de singes, empaillés en fait, mais qui sur l’image semblent traversés par les ondes de la vie.

La boucle se boucle en quelque sorte entre ces séries qui toutes, chacune à sa manière et avec une radicalité évidente, traquent dans les échos du visible que sont les photographies, les traces d’un phénomène qui, pour être l’universel du vingt-et-unième siècle, n’en est pas moins absurde et mortel, l’hallucination collective qui nous arrime à donner un sens dépassé à une réalité dont nous sommes les auteurs et qui précisément nous dépasse et nous abolit.