Daphné Le Sergent : Pour ces Rencontres d’Arles 2018, vous proposez à la Fondation Manuel Rivera-Ortiz le commissariat « Hope, une perspective collaborative » dans laquelle vous réunissez les oeuvres de dix photographes mais vous présentez aussi votre propre création. Comment considérez vous ce rôle de commissaire-artiste ?
Nicolas Havette : A chaque étape de mon parcours, ici à la Fondation, aux Nuits Photographiques ou au Magasin de jouet à Arles – pour lequel je me suis occupée de la programmation artistique de 2011 à 2018, je me suis toujours perçu comme artiste. Tous les questionnements qui se posent dans ma propre pratique trouvent résonance dans le travail des autres, comme si nous étions une communauté d’artistes qui se regardent et se nourrissent les uns des autres. La mise en place de l’exposition « Hope » s’est faite dans cette idée, celle de concevoir les choses sous des angles collaboratifs. Il me semble important de voir la photographie comme un acte et non comme un témoignage.
DLS : Pourriez-vous aller plus loin dans la différence que vous faites entre acte et témoignage ?
NH : Je ne parlerais pas exactement en terme de différence. Les oeuvres présentées ici s’inscrivent toutes dans un questionnement sur le documentaire mais cela n’empêche pas que leurs formes – mise en scène ou réactivation d’image existantes – soient le levier d’autre chose. C’est comme si ces images étaient constituées de« layers », de différentes couches – produites, utilisées puis réutilisées et passant d’une main à l’autre. L’image photographique a une épaisseur. Il s’agit certes d’une sorte de décalque du réel mais elle renvoie également à une forme d’archéologie, différentes strates que le photographe pourrait choisir d’investir et qui le relieraient directement à son environnement. Finalement, le travail du documentaire, c’est aussi prendre le temps de comprendre le statut de ces images et de le réinvestir, non pas dans le commentaire mais dans la création.
DLS : Vous parlez d’une image dont on a conscience en la réutilisant, en la réactivant. Comment vous concevez cet acte dans votre travail personnel ?
NH : Pour l’installation « Fortunes », je propose à des personnes – habitant les environs de l’espace d’exposition – de photographier des détails, des objets, des points saillants qui construisent leur espace mental, qui caractérisent pour eux leur la carte qu’ils se font de l’espace de leur habitat. Cela peut être le chat au coin de la rue, un balcon, une plante morte au milieu d’un rond point. J’appelle cela des « landmarks ». Une fois ces images récoltées, elles sont projetées sur les murs. Les personnes sont alors invitées à redessiner les images qui leur parlent le plus. Ils peuvent intervenir sur leurs propres images tout autant que sur celles des autres. Je leur demande de m’expliquer pourquoi ils ont choisi cela. L’idée finale serait d’enregistrer leurs paroles et de les restituer dans l’espace d’exposition – ce qui reste encore à venir avec un dispositif adéquat. Je voudrais que les mots s’entremêlent comme le sont déjà les dessins, renvoyant à une expérience de la ville. En mélangeant et en superposant tous ces dessins, on crée des chocs d’échelles, de sens. On se rapproche d’une esthétique surréaliste qui serait cette fois imprégnée de documentaire, qui nous évoquerait quels sont les usages de ces espaces par les habitants de cette ville.
DLS : Ce travail, tant dans son esthétique que dans sa conception, serait proche de l’idée qu’on pourrait se faire d’une empreinte ?
NH :Oui et comme une empreinte, le travail est amené à disparaitre puisque les dessins s’effacent au fil du temps. Comme une sorte de mémorisation, on fait exister quelque chose et peu à peu cela se délite pour laisser place à d’autres dessins et ainsi de suite. C’est un procédé très organique. Quand je parlais d’ « acte », c’est qu’ici, les gens se rencontrent, tout simplement. Lors des sessions de dessin, nous étions jusqu’à dix à travailler sur les vidéo-projecteurs : les gens dessinent les photographies d’autres personnes et commencer à parler de leur expérience, à tisser des liens. Puis, sur les murs, apparaissent des choses incroyables. Il existe déjà sept occurrences de ce travail dans différents endroits, au sein de différentes cultures.
Par exemple, Arles est une ville minérale et un peu « folle », avec des époques qui se heurtent – l’architecture romaine venant rencontrer celle du milieu du 20ème siècle. Le dessin qui en a résulté est comme une émanation de cette ville, on y ressent quelque chose de minéral, de déchiré. A Taïnan, dans le Sud de Taiwan, au contraire, le dessin était extrêmement flottant, conférant une ambiance légère, loin de ce qui a été fait à Arles. Parfois les images s’imposent d’elles-mêmes. Ici, c’est le dessin qui crée l’installation.
DLS : Pourquoi lui avoir donné ce titre, « Fortunes » ?
NH : Je voulais relier le documentaire et la poésie, deux choses souvent éloignées l’une de l’autre dans la façon dont elles sont traitées. Fortunes est le titre d’un recueil de Robert Desnos qui m’accompagne dans mes recherches. J’aime beaucoup aussi que l’idée de « fortune » renvoie ici à la valeur d’usage qu’on attribue aux choses et non pas leur valeur marchande : un bout de chiffon trouvé au coin d’une rue pouvant prendre toute son importance. Il y a aussi l’idée que dans le brouillard des dessins à la craie de l’installation, on puisse y reconnaître la ville qui y transpire. C’est comme si on ouvrait les entrailles d’un coq pour y lire notre fortune, notre sort.
DLS : Vous considérez l’image photographique comme constituée de différentes couches qui s’effacent, laissent des traces et s’agrègent. Quelles sont les oeuvres de l’exposition qui répondent à cette idée ? Comment considérez-vous la question de la mémoire dans les oeuvres présentées à la fondation ?
NH : Les « traité de paix » n°1, 2 et 3, spécialement réalisés pour cette exposition par Matthias Olmeta, sont des installations réalisées à partir de plaques de verre au collodion traitant l’une de la traite négrière, l‘autre du conflit israléo-palestinien et enfin la dernière de l’histoire visuelle des plus grands massacres et exactions réalisés par l’homme et enregistrés à l’aide de l’image photographique. L’artiste réutilise des images qui versent dans l’horreur, choquantes – déjà connues ou inconnues – des combats et des victimes. Mais il nous invite à les voir avec une sorte de résilience, presque dans un état de sérénité puisqu’elles apparaissent sous des inscriptions de prière. Il a une telle croyance en l’image qu’il grave ces prières à l’envers afin que ces textes de paix apparaissent lisibles pour les hommes et femmes qui sont représentés dans les images, comme si ce message leur était dédié en premier lieu.
Il y a aussi Dmitry Markov. L’histoire de son travail commence avec la production d’images sur Instagram. Au départ, ce sont des photographies qu’il réalise afin d’alerter les pouvoirs locaux des conditions de vie des populations qu’il suit tous les jours en tant que bénévole et travailleur social. C’est un acte. Tout démarre ici puis il gagne un prix de philanthropie, il intéresse Burn magazine, il obtient une bourse Getty Instagram. La réalité de son travail prend tout son sens sur ce réseau social et sa visibilité dans l’exposition n’est finalement qu’une forme de promotion de son engagement ailleurs. Instagram est une mémoire en quelque sorte, elle retrace son parcours. Il en va de même sur Facebook où il suffit que nous remontions l’historique de notre compte pour nous souvenir de ce qu’on a fait.
Je voudrais parler également de Patrice Loubon qui a mené un projet avec des brodeuses d’arpilleras au Chili. A partir de tissus récupérés, la technique consiste à s’inspirer de scènes de la vie quotidienne, des archétypes de paysages chiliens pour la décoration des intérieurs. Patrice Loubon leur a proposé de reprendre en broderie les photographies qu’il avait réalisées, en leur demandant de les interpréter, de les transformer. Dans ce travail, il ne veut pas présenter de « belles » images mais se rapproche de ce que Walker Evans appelait des « images sans qualité ». En saisissant l’ambiance d’une rue ou en donnant à voir une impression, il invite ces femmes à répondre par des broderies dans lesquelles l’imaginaire peut se déployer. Il laisse l’inventivité s’introduire dans le documentaire. Les frontières du documentaire sont floues. Si on travaille en ce sens – produire des document ou utiliser des documents – on repart dans la création. Mais depuis plus de vingt ans, on a pris l’habitude de les considérer séparément. Lors d’une conférence au Jeu de Paume il y a quelques années Bruno Serralongue a dit : « l’esthétique du documentaire, c’est l’expression de la mauvaise conscience du capitalisme ». Tout ramener à des chiffres, à de la classification, loin de l’organique, c’est ce que j’essaye d’éviter.