La peinture qui n’a pour unique sujet que la présence de la couleur seule a besoin, pour advenir, de naître d’un processus de gestation vigoureux. L’artiste normand Yann Esnault accompagne l’apparition de cette couleur avec la même urgence depuis 1998. Cette longue expérimentation des propriétés des lignes polychromes produit une peinture mobile traitée comme un corps, solide et fluide à la fois. La géométrie de l’ellipse devient un principe conducteur, la courbe opère pour déterminer – voire autodéterminer – des trajectoires.
Lorsqu’aujourd’hui l’artiste travaille sur papiers libres, la fragilité du support s’associe et s’ajuste aux minces dépôts colorés affleurant à la surface, laissant la ligne vivre d’elle-même, sillonner, croiser, tourbillonner et parfois former un motif. Le triptyque Les trois baies (exposition « Les chemins de l’eau », atelier Le Hezo, Vannes, 2021) témoigne de cette expérience physique du vivre dans la peinture. Le corps tout entier pénètre dans de grands panneaux souples en trouvant des prolongements dans les sinusoïdes obtenues par les effets d’une subtile pesanteur, le glissement de la matière très liquide s’appliquant par pivotement.
Tout dans cette relation colorée est fait de mobilités, de la superposition vibrante des circonvolutions du pinceau et de la grille des coulures. Pris entre les intersections polychromes et le vide uniformément blanc de la réserve, l’œil éprouve l’essentielle intranquillité de la peinture ; ces rapports de tensions allant contre la saturation qui caractérise plus traditionnellement la veine expressionniste de l’histoire de l’abstraction picturale. L’invitation à prendre place pour circuler dans la surface opère des passages allant du paysage de peinture à la peinture de paysage, et inversement. D’un abandon ou d’un laisser aller, l’artiste propose des gestes de sensibilisation qui, dans leur modestie, dialoguent avec la peintre Etel Adnan, s’emparant du dessin comme d’une écriture. Cette sensation agit aussi naturellement, à une autre échelle encore, dans les pages des carnets, dont les formes d’eau se saisissent et se dessaisissent de l’une à l’autre. Cet autre cheminement se concentre dans de petits formats, réalisés au creux de la main, mais toujours entraînés par la cadence du corps.
Chaque œuvre de Yann Esnault induit un déplacement. Le carnet qu’on transporte a donc naturellement succédé à des peintures, transportées quant à elles, dans l’espace tridimensionnel. La peinture de l’artiste comporte un facteur d’expansion où nébulosités et débordements prolifèrent dans des installations. La proposition au Carré noir d’Amiens se dessine comme une embarcation faite de cordages bariolés, d’objets glanés ou de bois de récupération. Une balançoire complète l’ensemble évoquant le potentiel de mouvement des modules et leur capacité d’entraînement par le vivant des corps ou la force des éléments. De la sorte, chaque installation, dans sa dimension in situ, transmute aisément. L’installation à Deux angles, Flers de l’Orne, compose par exemple une véritable mangrove végétale faite de lianes fibreuses dont l’autonomie permet au visiteur de réaliser un parcours d’imprégnation. Cet usage ambivalent de cordes et de tissus, suggère en même temps une peinture rustique mise en lambeaux et un décor volubile et luxuriant. Une telle approche se conjugue avec les intentions de Sheila Hicks, qui, avec ses installations faites de laines nouées et dégoulinantes, dit laisser toujours la couleur décider.
Les entrelacs colorés qui sont au fondement de tout le vocabulaire de Yann Esnault jouent de la confrontation et doivent créer un climat. La constante prise en compte de la lumière structure tout l’œuvre de l’artiste. Le diaphane des feuilles froissées comme déposées dans l’air pour son exposition à L’art dans les chapelles évoque cette nécessité d’une couleur flottante, insaisissable. L’ouverture de la palette est alors mise au service d’une sorte d’envoûtement. L’artiste est un grand admirateur du cinéma contemplatif de Hou Hsiao-hsien et particulièrement du film « The assassin » ; fresque grandiose et insaisissable. Sans doute partage-t-il avec le réalisateur ce même goût pour l’ellipse, mais au sens cette fois d’un mouvement pris dans le vide. Les suspensions colorées auxquelles recourt le peintre témoignent alors d’une quête éternelle et impossible, celle de tenter de s’emparer du volatile.