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Trudy Benson, une peinture cultivée et osée

Les œuvres de Trudy Benson, née en 1985 à Richmond, Virginie, sont accrochées aux cimaises de la Galerie Ceysson à Paris jusqu’au 13 mai. Trudy Benson est une artiste qui a choisi de s’engager puissamment dans la peinture et qui réussit à trouver sa voie personnelle sans renier les apports de plusieurs générations d’artistes de l’abstraction picturale, surtout américains. Hans Hofmann, Frank Stella (après 1970), Robert Rauschenberg, Jonathan, Lasker, Elizabeth Murray, Fabian Marcaccio sont des artistes qui, comme elle, procèdent à l’élaboration de la peinture par une succession d’écrans de couleurs et de matières. Tous privilégient un montage de couches plutôt qu’un travail de la touche.

Trudy Benson prend en compte la totalité du subjectile, ici des toiles sur châssis dont les formats sont proches du carré sans que les côtés soient précisément égaux. Autre caractéristique astucieusement ambivalente : les compositions paraissent centrées et pourtant elles se prolongent au delà des limites du format. Par culture et/ou intuition est ainsi bien pris en compte un indice de modernité initié par l’abstraction américaine post 1945 : l’œuvre ne prétend plus constituer un monde clos dans un petit espace mais se satisfait de parvenir à donner à voir un fragment réussi.

Dans des entretiens, l’artiste déclare avoir trouvé des espaces visuels motivants hors du monde de la peinture comme dans le cinéma expérimental. Elle fait plus particulièrement référence aux films de Robert Breer (1926-2011) pour leur fluidité et leur haut sens de l’improvisation. L’autre influence avouée notable est l’univers des possibilités de création d’images par ordinateurs. Mais contrairement à ce vers quoi d’autres créateurs de sa génération se sont dirigés comme l’animation 3D, Trudy Benson a préféré l’esthétique plus artisanale des outils informatiques de dessin peu sophistiqués, comme MacPaint. Elle a trouvé là des programmes informatiques de graphismes utiles dans le travail préparatoire de ses compositions. Ce sont les jeux de « calques » successifs de Photoshop qui l’on poussée à s’intéresser aux papiers découpés et donc penser à Matisse dans la réalisations de ses nouvelles peintures présentées à Paris.

C’est un phénomène intéressant que de voir arrivée à maturité une génération d’artistes qui ont commencé à jouer et dessiner avec une souris avant de découvrir lors de leur formations artistiques les mérites des procédés picturaux traditionnels aquarelle, acrylique, et même huile. Trudy Benson pratique une peinture mixte. Elle commence souvent à l’aérosol poursuit à l’acrylique parfois étalée avec un rouleau texturé et termine par des graphismes épais en superposition directement au tube ou même parfois avec une poche à douille.

Ce n’est pourtant pas la genèse de la création qui singularise le travail de cette artiste et qui a réussi à attirer l’attention de l’œil toujours aussi perspicace de Bernard Ceysson. Trudy Benson a la double qualité de créer une exceptionnelle spatialité picturale tout en maintenant le plan du tableau. De loin, ces peintures procurent au visiteur de l’exposition un effet de profondeur fictive par un emploi judicieux de couleurs et de textures contrastées. Lorsque celui-ci s’approche l’ensemble reste aérien mais l’articulation des plans s’avère plus complexe comme dans Composition in Yellows and Reds, 2017. L’aplat de jaune texturé s’entremêle avec l’autre découpage à dominante rouge obligeant l’œil explorateur du regardeur à douter de l’ordonnance des localisations. Judicieusement les multiples lignes blanches positionnées au premier plan installent l’illusion d’un plan avançant vers le spectateur par delà le plan du tableau. Il en est de même dans Hortus, 2016 par l’ajout une double épaisseur blanche.

En revanche dans Fan, 2016 la dernière intervention, avec une forme en courbes et contre courbes bleu clair, rompt la logique des successions temporelles de la genèse et installe un conflit dans l’ordonnance spatiale. La teinte bleu clair s’enfonce légèrement dans la forme découpée et peinte d’un bleu moyen sur laquelle elle est posée. Cette intervention a posteriori, après séchage des couches antérieures, comme les tracés orangés épais à l’huile, s’avère un choix délibéré de l’artiste qui se soucie de rompre les évidences. On saisit là ce qu’elle affirme lorsqu’elle déclare ne pas savoir vers où va aller le tableau qu’elle commence. Ses peintures nécessitent un travail préparatoire de découpage des caches et cependant la réalisation de la peinture continue à permettre une bonne part d’improvisation. On admire tout à la fois les jeux de couleurs et l’habileté ainsi que la variété des types dessins employés : du découpage de formes internes externes aux filets de peinture épaisse plus ou moins longs. L’homonyme desseins vient aussi à l’esprit lorsque l’on considère la détermination de l’artiste, son contrôle des projets et des programmes.

L’œil et l’esprit se réjouissent de la légèreté et de l’apparente simplicité avec laquelle Trudy Benson improvise chacune de ses peintures même si, comme nous avons essayé de le dire, cela s’avère plus complexe lorsque l’on les regarde de plus attentivement. Même si elle connaît ses outils et la gamme des formes, textures, graphismes dont elle dispose, rien ne semble pour le moment figé dans la genèse de ces créations. Il y a lieu d’admirer la force de caractère dont fait preuve la jeune artiste lorsque ses larges marques volontaires viennent biffer des compositions déjà longuement travaillées.