Un artiste en quête d’altérité

Le ZPK conserve les archives et de nombreuses oeuvres de Paul Klee. Cet harmonieux bâtiment de Renzo Piano se fond dans les collines qui entourent la ville de Berne. Il abrite actuellement une exposition consacrée aux sources d’intérêt de l’artiste. Le “primitivisme” de Paul Klee cherchait les traces d’un art originaire dans les dessins d’enfant, en particulier ceux de son fils Felix, les peintures rupestres préhistoriques, l’art “nègre” célébré par Carl Einstein et les dessins d’aliénés. Berne est aussi le lieu où fut interné Adolf Wölfli, sur lequel son psychiatre, Walter Morgenthaler publia en 1922 l’ouvrage “Un Malade mental comme Artiste”, dont l’exposition montrée en parallèle Géante-Création vient de se terminer. L’exposition Klee a bénéficié de l’expertise du LaM, musée où l’Art Brut côtoie l’art moderne.

L’exposition saisit le travail individuel de l’artiste à la fois dans sa relation aux références qui ont permis l’élaboration de son oeuvre et au carrefour des mouvements qu’il a accompagné, Le Cavalier Bleu, Dada, le Surréalisme : il participa en 1936 à Londres à une exposition Internationale Surréaliste. Le rappel de la quête incessante que Paul Klee vouait à l’altérité sous diverses formes, Art brut avant la lettre, Art “primitif”, Art non européen et dessins d’enfants, encadre ses oeuvres de différentes époques. Ces formes d’expression l’autorisèrent en effet à abandonner les voies artistiques traditionnelles pour aller explorer de modestes chemins de traverse.

Le Zentrum Paul Klee a disposé de sources nombreuses : sa correspondance, sa bibliothèque, des photographies et des carte postales de ses voyages en Tunisie et en Egypte.

Se passer de langage

“Je veux être comme le nouveau-né qui ne sait rien, absolument rien de l’Europe”, écrivait Klee. Plus encore qu’à se dépayser, il cherchait à retrouver un stade pré-culturel antérieur au langage. L’originaire n’est pas un commencement chronologique qui serait situé dans le passé de l’humanité comme dans celui de l’individu, c’est le substrat que recouvrent et que masquent tous les conditionnements culturels successifs – il est à la fois préhistorique et contemporain, puisqu’il se répète chez chaque enfant à sa manière. “Moins les enfants ont de savoir-faire et plus instructive est leur production”, notait Klee. Ce stade originaire de non-savoir doit cependant être retrouvé à rebours : vouloir être (presque) primitif signifie pour Paul Klee remonter aux sources de la création plastique et, pour cela, atteindre l’état qui précède à la fois le langage et les formes de représentation imagées conventionnelles. Car les mots renvoient à des formes symboliques que leur usage présuppose.

Le “Portrait d’une maison”, fusain et aquarelle de 1935-37, évoque un dessin d’enfant qui correspond déjà à une élaboration perceptive, au schématisme originaire permettant de tracer les formes génériques qui précèdent la vision de singularités concrètes. Selon Ernst Cassirer dans sa Philosophie des Formes Symboliques (1923), les mots projettent sur le monde un éclairage en isolant des éléments significatifs qu’ils découpent comme des silhouettes. L’assomption au langage s’accompagne chez l’enfant d’une relation à l’autre et à l’extériorité qui rend possible la perception du monde.

Et à l’inverse, le “schizophrène” se réfugie dans un monde intérieur qui le protège des assauts du réel. Le travail incessant de scribe d’Adolf Wölfli comme ses élucubrations visuelles répétitives et hypertrophiées forment des strates multiples qui enrobent, recouvrent, le protègeant comme un cocon symbolique de sa peur de l’autre et de sa hantise de se retrouver seul face à lui-même. Quand il colle des images, souvent publicitaires, prélevées dans des journaux pour émailler de pièces rapportées son flux graphique elles n’ouvrent aucune fenêtre vers une extériorité.

Paul Klee a été impressionné comme d’autres artistes dont Max Ernst et Alfred Kubin par le livre Expressions de la Folie (1922) de Hanz Prinzhorn, historiend’art, philosophe et psychiatre dont il a probablement pu écouter en 1992 au Bauhauss une conférence illustrée de documents. Les imageries de malades mentaux réunies dans cet ouvrage l’avaient intéressé au même titre que les dessins d’enfants et que les productions non-européennes.

Libérer les signes

Paul Klee était aussi fasciné par la diversité des formes de l’écriture, depuis le cunéiforme, et son propre langage pictural est tout à la fois graphique et iconique. Les lettres se déforment (Alphabet 1 et 2, 1938). Les signes et les schémas se côtoient pour former une grille où la perception stagne au plus proche de la sensation, tandis que les signes à peine esquissés restent dans l’indistinction du signifiant et du signifié. Des signes se bousculent et prolifèrent sans autre statut que d’être des formes ou des figures sans discours, comme dans “Les signes se concentrent” de 1932-31 ou encore dans des cryptogrammes comme “Caractères secrets” de 1937, allusion à l’écriture martienne de la médium Helen Smith.

Pionnier du culte de l’enfance, Klee dessinateur n’a cependant rien de mimétique avec les dessins d’enfants qu’il appréciait. Les poupées-marionnettes qu’il fabriquait comme ces dessins de simples silhouettes esquissées nous saisissent par la qualité de leur verve et déjà, ses propres dessins d’enfants, que ses parents avaient conservés et qu’il a adjoint à la liste de ses oeuvres, témoignaient d’un talent avéré, d’une aptitude à saisir le mouvement d’une manière qui n’avait rien de naïve. Klee ne s’est jamais contenté de tracer des schémas réducteurs comme le font la plupart des enfants.

Bien qu’il ait été reconnu de son vivant par une grande exposition monographique en 1930 au MoMA, la réception critique de son oeuvre a été conflictuelle, en particulier à cause de son goût présumé pour l’enfance. En effet, ses recherches formelles permirent aux Nazis de le ranger parmi les artistes “dégénérés” dans l’exposition de Munich en 1937 en considérant que son rigoureux travail de synthèse aurait été une régression infantile, et donc une dégénérescence pathologique.

Le paradoxe de l’ascèse volontaire visible dans ce processus de retour aux sources ou de recherche de l’originaire, c’est qu’il ne suffit pas de désapprendre. Ne rien savoir n’est pas un objectif mais une méthode, et il faut ensuite apprendre à voir autrement.