Un authentique film catastrophe

Commandée par la Fondation Cartier et le ZKM Filminstitut de Karlsruhe au cinéaste, LA NATURE est un poème symphonique de 62 mn résultant du montage de centaines d’extraits de films documentaires, dont beaucoup furent saisis par des amateurs au coeur des événements.
Pour découvir Artavazd Pelechian en D

Avalanches, éruptions volcaniques, inondations, tremblements de terre, tornades, typhons, tsunamis, tempêtes terrestres ou maritimes : la terre est depuis l’origine le théâtre d’événements catastrophiques dont la violence possède une beauté grandiose. C’est seulement dans la seconde partie de cet opéra magistral, qui ne met d’abord en scène que des éléments déchaînés – terre, air, eau, feu – qu’apparaissent des êtres humains. La nature leur est indifférente. On voit leurs silhouettes emportées comme des fétus de paille par l’eau, submergées par la boue, des maisons, des voitures broyées, des arbres déracinés. La seule place qui grandit quelque peu les hommes est celle de spectateurs enregistrant ces accidents, témoignant de catastrophes qui les consternent ou les intéressent lorsqu’ils enregistrent des données concernant les soubresauts de la Terre ou les mouvements de nuages dans le ciel. On entend s’exclamer celui qui filme un tsunami qu’il enregistre sans trembler. On voit aussi de profil un couple regardant, sidérés, la catastrophe qui se déroule devant leurs yeux.

Une esthétique du sublime

Quel sens a le spectacle de ces événements qui se répétent partout sur la terre et pourquoi crée-t-il une telle attirance, fascination émerveillée mêlée d’horreur ? Aucun commentaire ne l’accompagne, même s’il est souvent surligné par des passages musicaux qui apportent une puissante charge émotionnelle, comme le chant du Kyrie de la Missa solemnis de Beethoven. L’effet esthétique de ce film, dont les plans en noir et blanc plus ou moins contrastés tendent à abstraire la charge de ce qui est montré, tient à ce qu’il évoque le grandiose, l’immense, l’excessif, la démesure. Bref, il relève de l’esthétique du sublime, plus exactement de ce Kant avait caractérisé comme le Sublime dynamique de la nature.

De ce point de vue la nature n’est pas un réservoir de formes stables mais un ensemble de forces destructrices dont la représentation vire au chaotique par un mélange confus et désordonnés des éléments qui la composent. Cette représentation de la nature s’est imposée au XVIIIe siècle quand la science a pris en compte de l’infinité de l’univers. Ses effets esthétiques vont ensuite caractériser la sensibilité romantique : l’infinité, la dimension chaotique de la nature – plages désertes, océan déchaîné, montagnes escarpées – ainsi que la surpuissance des éléments et leur grandeur évocatrices de terreur caractérisent le sublime, au sens propre de ce qui déborde les limites. Mais pour Kant la dynamique propre au sublime cesse d’être une propriété de la nature pour s’imposer à l’intérieur de nos facultés de representation quand ce que nous voyons dépasse l’imagination et nous semble inconcevable : c’est ce débordement qui nous sidère. L’esthétique du sublime précède le cinéma mais Pelechian retrouve le vertige du sublime, ce heurt qui nous fait ressentir par contre coup notre fragilité.

L’écologie présente de nos jours la nature comme un équilibre précaire que les hommes devraient respecter, alors que la Terre est le lieu géologique du mouvement de forces telluriques qui l’agitent d’une manière fort peu prévisible depuis un temps bien plus ancien que celui de l’histoire humaine.

Le mouvement secret de la matière

Pour ce nouveau film, réalisé pour la première fois en numérique, Pelechian a choisi des images sur Internet. Il les a souvent recadrées, parfois ralenties. Il invente un cinéma sans parole, sans narration, sans chronologie, différent en cela de son film Les Saisons (1975) documentant la vie de bergers montagnards en Arménie en suivant le rythme de leurs travaux au cours d’une année avec pour contrepoint la musique de Vivaldi. Le temps cyclique de ce film – lui aussi présenté à la Fondation Cartier – montrant un univers stable où cohabitent hommes et bêtes est cette fois abandonné. La vie des êtres humains a cessée d’être au centre du regard du cinéaste, à ceci près que l’absence de l’homme devient sa préoccupation. De même que Heidegger distingue la mondanéité de l’être au monde qui est source d’angoisse, ce que montre Pelechian n’a rien d’un environnement, c’est-à-dire d’un monde dans lequel l’humain pourrait s’insérer. Son film fait se succéder l’étrangeté minérale des sommets inaccessibles, la virulence des volcans, le déferlement intempestif des vagues comme autant d’images-mouvements dont le rythme nous interpelle en nous révulsant : nous faisons face à une nature inhabitable, étrange et inquiétante que nous découvrons ébahis.