POP POPU POPULAIRE : ce slogan publicitaire bon enfant vante, dès l’entrée de l’exposition, la notion qui définit la mission du MUCEM, le musée marseillais dont c’est le 10ème anniversaire : il ne doit pas ne pas se contenter d’abriter et de conserver les collections ethnographiques d’art populaire qu’il a reçues, en particulier celle provenant du Musées des Arts et Tradition populaires, mais les mettre en musique, les assembler et les présenter au public de manière à le séduire et à l’attirer. Ce cahier des charges est-il bien rempli ?
Le point d’interrogation qui suit le mot populaire insiste sur l’équivoque de la notion : si l’on entend par ce qui est populaire la pop culture ou ce qui est susceptible de plaire au plus grand public comme le football, on peut se demander comment faire venir dans un musée, ce lieu culturel encore assez intimidant, des publics qui n’en ont pas l’habitude. L’art populaire se déclinerait plutôt ailleurs qu’au musée : au cirque, dans les fêtes foraines, les bals populaires, ou encore sur les murs avec le street art. L’idée-même de ce qui est populaire met donc en question le musée censé l’accueillir
On retrouve là en somme la critique du musée faite par Jean Dubuffet ou par les partisans de l’art vivant dans les années cinquante. Pourtant, l’intérêt pour les objets des collections du Mucem dont certains, déjà anciens, proviennent depuis 1878 du musée d’ethnographie au Trocadéro, puis depuis 1937 de celui des Arts et Traditions populaires (ATP) fondé sous le Front Populaire à l’instigation du secrétaire aux Beaux-Arts Georges Huisman et du ministre de l’éduction Jean Zay, est-il forcément inactuel ?
Ces objets témoignent aujourd’hui de l’accélération de l’histoire, du passage des sociétés paysannes d’apparence figée à un monde urbain et industriel en constante transformation où les objets ne se transmettent plus et sont voués à l’obsolescence. Désormais, on va définir ce qui est « populaire » par la consommation de masse et l’industrie culturelle, comme le cinéma, plus que par la production artisanale d’objets singuliers de qualité. Mais il y existe un art populaire d’aujourd’hui : il n’y a qu’à voir ce que propose souvent le musée des arts dits « modestes » de Sète (MIAM). Certains objets montrés, comme la boule à neige de la Bonne Mère trônant sur l’affiche de l’exposition, en relèvent : on apprend à ce propos que ces boules à neige sont des objets collectionnés sous le nom de « chionosphérophilie ». Ces objets décoratifs produits en masse, objets modestes, sans prétention, nous amusent.
Œuvres ou documents ?
Les nombreux objets qui sont exposés documentent des pratiques, des savoirs faires, des coutumes et des costumes disparus ou en voie de disparition. Ce sont donc, en premier lieu, des documents ethnographiques qui sont devenus historiques. Documents, revue de 1929 qui n’a duré que quelques n°, privilégiait autour de Bataille et de Leiris une approche anthropologique plutôt extra-européenne, alors que l’Europe a possédé aussi ses indigènes « primitifs » et ses « barbares » – pour reprendre l’intitulé de la remarquable exposition Dubuffet, un Barbare en Europe réalisée par Baptiste Brun avec le Mucem en 2019. L’important fonds documentaire des ATP (plus de 335000 objets et 450000 photos) avait été reçu en 2005, avant son ouverture, par le Mucem avec des nombreux livres et des archives : de nombreux ethnographes y ont travaillé avec Georges-Henri Rivière puis après lui.
L’intérêt actuel porté à ces objets tient-il encore à leur valeur documentaire ? Ne serait-il pas plutôt esthétique ? Leur aspect poétique inspire des cartels drôles ou émouvants rédigés par des écrivains car le regard sur ces objets a changé. Leur désuétude nous fait regarder et apprécier comme des œuvres d’art des produits artisanaux dont certains suivaient des traditions, des savoirs faires établis, tandis que d’autres, plus singuliers, font penser à de l’art brut, dans la mesure où ce furent des « hommes (et des femmes) du commun à l’ouvrage » suivant la formule de Jean Dubuffet qui « ouvraient », fabriquaient des meubles, les décoraient, cousaient et brodaient des vêtements, cuisaient des céramiques et réalisaient des décorations diverses – bijoux, peintures, etc… avec des savoir faires qui ont été perdus lors du développement de la société de consommation. Un masque de bovin stylisé sarde de style « primitif », pourtant contemporain, nous étonne parce que nous méconnaissons l’usage des masques dans les traditions culturelles européennes. De nombreux masques accrochés sur un mur frappent par l’inquiétante animalisation de l’humain dont ils témoignent. Mais pourquoi mélanger des masques paysans sardes ou suisses avec ceux de Donald ou de Mickey ? La question du masque n’est qu’à peine soulevée dans cet accrochage qui intrigue.
Une histoire matérielle des arts populaires ?
La sélection opérée dans cet immense trésor d’objets-documents a été faite selon les matériaux qui sont employés. Le philosophe Bernard Sève propose d’ailleurs dans son livre récent de réfléchir à l’art à partir des matériaux. (Cf. Les Matériaux de l’art Seuil, 2023.) Certains matériaux en provenance d’animaux sont précieux : nacre, écaille de tortue, ivoire – ou pas, comme des cornes gravées par des bergers. Mais on peut voir aussi des objets de pierre ou de bois sculptés, des peintures sur bois ou sous verre, des vêtements en textile brodé, des objets en terre cuite, céramique, métal – cuivre ou fer – ou encore en verre utilisé pour faire des lampes, des amulettes ou des bijoux, des bouquets funéraires en perles, etc… Tous ces objets occupent un espace muséal dont la structure agréablement colorée les met en valeur comme dans un grand cabinet de curiosités.
La prise en considération de la diversité de leurs matériaux n’est qu’un moyen de les faire valoir. Leur valeur d’usage et leur fonction symbolique doivent aussi être soulignée : on peut voir de nombreux objets magiques, religieux, des ex-voto, etc… mais ce serait un autre point de vue que celui qui a été retenu. L’exposition est complétée par un espace immersif qui dématérialise quelques rares objets dans un environnement vidéo, évocation de la Méditerranée toute proche, où ces objets, flottants comme des signifiants, deviennent tour à tour, via des casques sonorisés, les acteurs d’histoires narrées– évocations de la migration, du hip hop, du football, etc…
Dans son acception nouvelle faite par le Mucem, la notion de populaire interroge car elle ne s’inscrit plus vraiment dans la filiation ethnologique ou anthropologique des arts et traditions populaires ou de l’art populaire dont il est le récepteur. Elle reste ouverte : en effet, le mot « populaire » ne renvoie plus tant aujourd’hui à la politique culturelle du Front Populaire qu’au populisme. Donner à voir ce qui fait le commun d’un peuple, son vivre-ensemble, ses travaux, ses fêtes (souvent religieuses) risquerait peut-être de refermer le populaire dans un passé folklorisé en le coupant du présent – même si dans l’exposition populaire ? on peut voir aussi du street art, ou encore une composition de Jacques Villeglé à partir d’une affiche sur le 1er Mai des travailleurs. La question du populaire dépasse alors celle de l’espace muséal, de sa fonction et de ses publics.