La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Un triangle oedipien : interactions et influences entre critiques, artistes, galeristes

Compte-rendu établi par Saaïda OUNAHA et Bernard GERBOUD

Participants : Christine OLLIER (Galerie Les Filles du Calvaire), Patricia DORFMANN (Galerie Patricia Dorfmann), Yann TOMA (artiste), Ami BARAK (critique, curateur), Philippe PIGUET (critique, curateur), Eric DUPONT (Galerie Eric Dupont), Elizabeth COUTURIER (historienne, critique), Bernard GERBOUD (artiste, enseignant, critique), Emmanuel BRASSAT (philosophe, enseignant, critique), Emmanuel LINCOT (sinologue, critique).

Modérateur : Christian GATTINONI (artiste, enseignant, critique).

Christian GATTINONI présente le thème à débattre lors de la table ronde et introduit les intervenants. Il oppose la critique d’art à celle de cinéma parce qu’elle n’a pas d’impact direct sur l’économie. Parallèlement le critique ou le commissaire, affirme, à l’international, son pouvoir, certains diront au détriment des artistes exposés, simples illustrateurs d’une théorie. La complexité de ces relations s’inscrit souvent dans un schéma complété par la galerie qui défend sa ligne. Cette table ronde se propose d’étudier ces rapports intriqués à la lumière des relations archétypales évoquées par Freud et corrigées par Lacan comme triangle oedipien. Ce schéma a souvent été appliqué à la médiation de la connaissance et peut être réévalué à la lumière de l’activité artistique contemporaine telle qu’elle se manifeste dans la vitalité d’un événement comme Show Off.

Il rappelle que selon Miermont « Un triangle se crée habituellement par l’établissement d’une coalition stable entre deux personnes (dyade), telle qu’une troisième personne se trouve impliquée par cette dyade ». On peut évoquer le rôle du critique au sein du triangle en question comme défenseur du désir mimétique « ce désir codé et médiatisé par l’Autre ».Mais face à cette situation idéale on peut rappeler l’opposition de Neuburger entre les groupes d’appartenance et les groupes d’inclusion. Dans les premiers, se met en place la singularité des individus autour d’une filiation commune, alors que dans les seconds, règne l’uniformité (modèle d’un art aujourd’hui imposé par le marché

Les intervenants ont consacré la première partie du débat à traiter des relations que l’artiste entretient avec le marché.

Philippe PIGUET envisage l’action du critique comme accompagnement de l’artiste et de son oeuvre.

Se repose alors la question du pouvoir de la critique.

Ami BARAK intervient pour souligner que la critique a pris une place croissante jusqu’aux années 90, à côté de celle du marchand. Depuis, cependant, la critique est devenue rare et son corpus s’est actuellement amoindri. Le poids du marché est devenu décisif. Même s’il exerce dans l’urgence du présent le critique pourrait tenir le rôle d’un prescripteur, avec pour place idéale celle du sphinx.

L’un des intervenants déclare que « le marché a toujours raison à un instant T ! »

Le marché, en effet, écrase tout, dans une concurrence plus économique que symbolique, au détriment des artistes les moins connus qui ne sont plus en mesure de vivre de leur production.

Ces deux dernières interventions abondent dans l’hypothèse que Rainer RÖCHLITZ développe dans « Subversion et subvention. Art contemporain et argumentation esthétique ». Selon cette hypothèse, la critique, inféodée au marché, a perdu, en conséquence, sa pertinence.

Christine OLLIER, Eric DUPONT et Philippe PIGUET font état du fait qu’une grande part de leur travail respectif consiste à « accompagner » les artistes qu’ils soutiennent.

Cependant la critique dont le pouvoir a été important au 19ème siècle n’a plus guère qu’une activité d’information.

Yann TOMA récuse le qualificatif d’oedipien pour caractériser la relation entre le ou la galeriste et l’artiste, réservant ce qualificatif à la relation entre le père et le fils, relation qui n’a rien de commun avec celle qu’entretiennent l’artiste et son marchand.

Ainsi, la question de l’oeuvre est introduite pour la situer au centre des débats et pour faire apparaître le fait qu’artistes et galeristes sont « partenaires ». L’artiste est certes multiple, il est pluriel et sa démarche doit être accompagnée par le galeriste.

Ce partenariat exclue toute relation de type oedipien entre l’artiste et le galeriste.

L’artiste peut aussi exercer la fonction de critique.

Par ailleurs, la démarche de l’artiste ne doit pas être instrumentalisée.

De plus l’artiste est un modèle, en particulier pour les entreprises. Il a aussi pour rôle de s’adresser aux classes moyennes et, ainsi, permettre à tout individu d’avoir accès à l’art.

Quant à l’importance du marché, elle demeure discutable.

Quant à l’artiste comme modèle pour les entreprises, il semble plutôt que Yann TOMA ait calqué sa pratique sur celle de l’entreprise pour la mimer.

La relation entre l’artiste et le galeriste est souvent ambiguë et mouvante.

Néanmoins l’artiste pratiquant un métier est en état de crise.

Emmanuel LINCOT pense que la relation entre l’artiste et son marchand se joue la plupart du temps sur le mode fusionnel. Faisait écho à des remarques de Philippe Piguet évoquant l’existence d’une structure sociale pluriartistique à Leipzig il ajoute que nous assistons a un degré incomparable dans l’histoire à des rassemblements par entités ethniques dans les faubourgs de Pekin. Ce sont de véritables guildes qui s’improvisent promoteurs de leur art et en tant que sociétés d’entraide, elles créent un nouveau rapport dans la redéfinition des prix des oeuvres et des droitsd’auteur. Il précise que la critique d’art n’est pas un exercice parnassien : comme la pratique artistique, cette démarche intellectuelle est nécessairement subordonnée a un degré d’efficience

En septembre à eu lieu une nouvelle biennale, celle de Shanghai. Sa particularité, au regard des autres biennales, est d’impulser de nouvelles relations entre le musée, l’artiste, le collectionneur et le marchand d’art.

Elisabeth COUTURIER, au cours de sa carrière, a fait le constat de la transformation des rapports entre les artistes, les marchands, les critiques et les institutions qui se sont modifiés. Les relations entre certains artistes et les institution sont directes, par exemple, et parmi eux quelques uns se passent de galerie. Concernant la relation du critique à l’artiste, elle met aussi en évidence un net changement. En effet, si à la fin de la période moderniste, ceux qui écrivaient sur l’art étaient poètes et écrivains, le critique exerce aujourd’hui un métier à part entière.La question qui se pose aussi, face à la production actuelle est de savoir si elle est bien de l’ordre de l’oeuvre d’art.

Dans « Manières de faire des mondes », publié en 1978, Nelson GOODMAN montre que, face à la production des artistes modernes et contemporains, la question, posées en ces termes, n’est plus pertinente. Il propose de la remplacer par la suivante : Quand y a-t-il art ?

Philippe PIGUET cite alors certains de ces artistes qui n’ont plus de rapports avec les marchands au profit d’une relation directe avec les institutions, comme Daniel BUREN qui se passe volontiers des galeries (durant quinze ans il n’a eu le soutien d’aucune galerie), ou Jean-Pierre RAYNAUD qui n’expose plus en galerie depuis vingt ans.

Ces artistes contournent donc le rapport à la galerie.

Ami BARAK insiste sur le fait qu’il n’y a pas, selon lui, de formation à la critique dans l’enseignement des arts alors qu’il y a une formation à l’histoire de l’art.

Il ajoute qu’est récemment apparue dans le milieu de l’art la figure du curateur, nouveau métier qui se développe depuis une quarantaine d’années. Les galeries montrent des expositions parfois organisées par ces curateurs. Mais le curateur se pose en concurrent du critique.

Cependant, souvent les critiques sont aussi curateurs, de même que les artistes peuvent l’être.

En France, si la formation à la critique d’art n’est pas évidente dans les écoles d’art, dans les départements d’art et les départements de médiation artistique des universités, elle existe néanmoins depuis fort longtemps.

Christine OLLIER pose que pour la médiation de l’art, le passage à l’écrit est nécessaire.

Elizabeth COUTURIER souligne l’importance du marché : le Top 100 des artistes classe les plus connus et crée ainsi leur cote. Parmi les plus en vue figurent RAUCHENBERG, BEUYS, RICHTER… Et des marchés nationaux sont considérés comme des bon marchés de l’art, en particulier ceux d’Allemagne et des Etats-Unis.

Christian GATTINONI rappelle qu’en la matière le Kunstkompass est une référence.

Yann TOMA pense que l’artiste n’exerce pas une profession, mais il adopte une posture. Etre artiste est un état, la profession d’artiste n’existe pas, déclare-t-il. A quoi il ajoute que l’artiste ne doit pas devenir un simple produit et qu’il est nécessaire de sortir des « calibrages ».

Ces dernières remarques ne tiennent nullement compte du fait que les artistes se son battus longuement pour conquérir un statut libéral qu’ils ont fini par obtenir de COLBERT en 1664. Mais auparavant les artistes étaient considérés comme des artisans, membres de ligues. Il exerçaient par conséquent bien une profession et en exercent donc toujours une.

En réponse, Emmanuel BRASSAT évoque la question du métier et de l’identification.

Christine OLLLIER souligne que le nombre de collectionneurs est en accroissement et que le public qui éprouve de l’intérêt pour l’art contemporain s’est élargi : l’artiste, par conséquent, doit répondre à une demande spécifique à cette nouvelle scène.

Elisabeth COUTURIER souligne à son tour qu le métier de galeriste a aussi changé. Chaque galerie doit être présente sur trois foires, ce qui est un maximum. La présence sur ces foires a un coût. De même la production d’oeuvres en a un aussi, souvent élevé. Le galeriste devient donc producteur. Cependant participer à des foires est économiquement vital pour les galeries.

Le galeriste travaille en réseau avec les institutions, les centres d’art et les musées.

Christine OLLIER et Ami BARAK reprennent cette question du changement du métier de marchand d’art en insistant sur le fait qu’il est devenu producteur et que désormais se pose le problème de la production.

Christine OLLIER pense que toutes ces profession nécessitent, quoi qu’il en soit, d’avoir un regard sur l’histoire.

A l’issue de ces nombreux échanges, un collectionneur , Mr Hermann DALED, intervient pour présenter sa position personnelle, rappelant les risques financiers individuels encourus pour faire exister l’oeuvre et défendre l’artiste, à côté du triangle conventionnel ici étudié.

Un certain nombre de réactions pour redonner une importance à la parole critique dans une collaboration avec les autres partenaires se manifeste dans les revues papier, comme sur internet, autant que des préoccupations comme celles manifestées par le récent congrès de l’AICA prouvent cette évolution dont nous ne voyons que les commencements.