Une chorégraphie visuelle tactilement performée

Le livre « The Body Will Thrive » ( le corps va s’épanouir ) développe et scelle les attendus de l’exposition « Saki Chan » présentée par Lore Stessel dans sa galerie bruxelloise Rossicontemprorary qui édite aussi cet ouvrage. Le passage d’une forme de monstration à l’autre est révélateur des divers protocoles mis en oeuvre entre danse et photographie, révélant aussi les nécessités d’une oeuvre en accomplissement.

En recto et verso de couverture une image format paysage d’un massif montagneux chilien encadre et protège le livre , opposant la stabilité pérenne de la nature à la fragilité de l’humain. La structure de l’ouvrage fonctionne en symétrie dans une dynamique centripète. Au centre les textes critiques et les vignettes de l’ensemble des oeuvres avec leur légende, regroupées par série et non selon leur apparition dans l’édition. Ce réaménagement répond à une approche plus fictionnelle de l’ensemble des oeuvres au service d’une autre vision du rapport chorégraphique.

Les principes masculin et féminin ouvrent et ferment le livre dans deux séances aquatiques où les corps expriment leur liberté de mouvement et leur potentiel épanouissement. Puis une première séquence consacrée à la danse s’attache non aux pas mais à des attitudes et figures et plus encore à des gestes. Lore Stessel dans le choix de ces focalisations plus fragmentaires crée des équivalents d’adages photographiques , soit en danse cette suite de mouvements sur un rythme lent ou la partie ralentie d’un « pas de deux ». Cela se caractérise par exemple par des flous intenses ou des filés accentués.

Pour construire sa logique fictionnelle la mise en page joue des différents formats dans la page, aux à plats non révélés dans la surface du papier répondent les blancs tournants autour des reproductions. Au petit format des images de corps qui nagent succèdent les moyens formats de corps qui dansent ils aboutissent aux pleines pages de gestes de mains.

« Partout où va la main, le regard suit ; là où va le regard, l’esprit suit » cette phrase de Tiziana Leucci dans ethnographiques.org marque une transition qui s’applique aux madras ces gestes manuels de la danse indienne. Elle montre aussi la dynamique qui suspend ici l’action au travers d’une chevelure comme à l’affleuré d’un menton. Cette qualité de relation singulière que Christien Roquet dans Vu du geste publié par le CND définit comme « toucher subtil non intrusif qui ne propose pas une fusion mais possède un espace de dialogue dans la relation tactile ».

Dans la seconde partie les gestes prennent de l’ampleur, se répartissant d’un épaulement au masculin à un port de bras assurément féminin , accentuant l’effet des images sur le corps qui relève de ces mouvements que Steve Paxton appela la « petite danse » (the small dance) : « La petite danse est le mouvement accompli dans l’acte même de se tenir debout. » Dans la succession organisée des images se succèdent des corps d’hommes qui « s’appuient sur l’espace » d’autres corps de femmes qui « donnent leur poids », celui-ci trouve sa mesure dans les compositions minérales de roches blanches de Patagonie.

Dans un article de Recherches en danse trois théoriciennes Léa Andréoléty, Laura Fanouillet et Gretchen Schiller abordent le concept de « Partitions performatives » comme « variations autour de la main ». Elles analysent « l’action gestuelle comme une partition performative, pour s’intéresser non seulement aux mouvements des corps, mais aux mouvements des consciences, de leur dramaturgie interne à leur capacité d’agir (« agency ») ». C’est là l’ambition de Lore Stessel réduisant la distance à ses sujets, intervenant auprès d’eux comme une chorégraphe de l’image elle exacerbe cette propriété d’un toucher spécifique de la vision, elle nous met ainsi en relation plus qu’intime avec tout le corps qui s’épanouit, avec sa structure organique, sa texture, sa peau , intense expérience sensorielle d’une rare sensibilité.