Voilà très longtemps que je n’étais pas passée sous le porche pour rejoindre, après la maison, l’atelier. Dans la première salle, le poêle diffuse encore lentement une chaleur douce, inertie de la séance de travail matinale. Je ne sais pas où poser mon manteau. Je ressors dans le jardin et place mes affaires sur le porte-bouteilles trônant au milieu des plantes qui s’éveillent avec le printemps. La porte vitrée coulisse à nouveau, je pénètre dans l’espace de travail. La grande salle est ordonnée, tout y est rangé. Chaque chose a trouvé une place, visiblement choisie. Sans doute reste-il quelques éclats de peinture encore fraiche, ici ou là. Le sol est maculé, les murs gris clair.
Trois grandes toiles libres sont accrochées au mur. En face de moi, l’une d’elles reflète la lumière du dehors. Deux autres, sur le mur de droite, sont superposées. Je ne vois que celle du dessus et devine les bords de celle d’en dessous. C’est un nouveau protocole. Un travail de recherche avec un effet « miroir » qui permet de travailler deux toiles qui se répondent dans un jeu de face à face. Le spectateur sera invité à se glisser dans cet entre-deux. Une immersion dans la peinture. C’est que le champ du regard s’étend. « Dans les musées on t’invite à regarder devant, à te concentrer sur un tableau, là tu as la toile dans le dos et tu sens la couleur qui vient de derrière toi. » me dit Cédric Carré. Un dispositif de monstration qui propose au spectateur une expérience sensible. La toile, une vaste étendue où le geste de l’artiste se déploie et qui peut être considérée tel que l’affirme Clément Greenberg comme « une entité appartenant au même espace que notre corps. »(1)
Je passe derrière l’épais rideau de velours rouge qui se trouve à droite du poêle. J’entre dans un autre monde, pas si différent pourtant. Une pièce plus petite, peinte en blanc qui ouvre aussi sur le jardin intérieur. Un peu comme un autel, un vieil évier sert de support à un tableau mais, étrangement, je ne parviens plus à me souvenir de son image. Un ensemble de toiles sur châssis sont rangées dans une alcôve creusée dans le mur, d’autres sont calées derrière un lot de toiles vierges encore emballées sous leur plastique protecteur. Je ne devine que la tranche de chacun des tableaux, parsemée de quelques éclats de couleurs ou finalement épargnée. Sur un vieil établi de bois, placé devant la fenêtre, d’autres toiles sont roulées. J’apprendrai plus tard qu’elles font partie de la série des œuvres « miroir ».
Commence alors un drôle de ballet. Les toiles tendues sortent une à une de leur réserve. Elles sont de format standard (195 x 130 cm). Une hauteur qui atteint la taille de l’artiste, une largeur proportionnée qui lui permet de s’en emparer sans déployer pour autant toute son envergure. Quelques-unes des configurations possibles se dessinent. La lumière douce de l’atelier révèle les surfaces colorées. Dans le mouvement, j’aperçois, au revers de la toile ou sur les châssis, la signature de Cédric Carré, des dates ou encore des numéros : « 2681 ; 2628 ; 2883 ; etc. ». Ces derniers correspondent à l’inventaire tenu de façon scrupuleuse par l’artiste. Des agencements s’opèrent. Certaines formes contaminent plusieurs panneaux, puis se trouvent soudain isolées, associées à d’autres motifs complètement distincts. Il en va de même pour les couleurs, elles s’accordent parfois en harmonies, puis surgissent de violents contrastes voire des dissonances. Un vert foncé puis un vert pâle, une grande étendue de rouge vermillon, des nuances éparses de bleu… S’affiche aussi le jeu des complémentaires, le jaune se frottant au violet par exemple. Enfin, tout s’apaise, une suite de tonalités de gris colorés me rappelle ce paysage marin sur la côte d’Opale, où j’ai séjourné récemment. Une certaine continuité entre le ciel et la mer, sans horizon. Des vibrations de lumière qui brouillent les plans. Le regard se perd, le corps éprouve comme une sensation de vertige.
Des milliers de combinaisons, issues de l’association de toiles placées côte à côte, sont potentiellement envisageables. Cédric Carré évoque un logiciel qui permet de générer ce multiple champ des possibles. Comme autant de constellations mouvantes. « C’est un peu comme le chant polyphonique. Tu as plusieurs voix qui se superposent. » Ces tableaux, pourtant d’une certaine taille, ressemblent alors presque à des cartes à jouer que l’artiste manipule avec agilité. Un peu comme ces livres pour enfant où des images se combinent pour créer des effets surprenants. « On appelle cela des Arlequinades » affirme-t-il « ou encore des métamorphoses ». Il fait glisser les œuvres les unes par rapport aux autres pour en intercaler une, entre deux autres ; puis en faire disparaitre une derrière encore une autre. À peine le temps pour moi de saisir les subtilités de cette installation éphémère. L’idée serait de sortir en effet de l’atelier. Poursuivant notre conversation, il m’explique : « J’imagine un grand mur de 40 mètres de long avec des clous qui permettraient d’accrocher les tableaux et de les déplacer au fil du temps de l’exposition. »
Autant l’espace se construit puis se déconstruit de toile en toile, autant le temps se révèle dans cet ensemble. Comme dans l’atelier de Frenhofer décrit par Honoré de Balzac dans le Chef d’œuvre inconnu, c’est une quête incessante de la peinture qui se révèle. Une temporalité longue, celle d’un labeur quotidien. L’artiste se met à l’épreuve de la matière. Il l’éprouve même dans cette évolution permanente de l’œuvre. Les séries s’entremêlent, disparaissent puis ressurgissent. Certains tracés sont des réminiscences des Planisphères (2002-2004) dont les cercles circonscrits sont eux-mêmes nés du basculement des Bassines (1997- …). D’autres occurrences existent, celles de la trace écrite comme un langage secret dont seul l’artiste connait le sens premier. Juste quelques lettres comme autant d’indices qui peuvent donner lieu à mille significations. Mais le spectateur reste incapable de déchiffrer les bribes de mots. Langue, langage. Je me souviens des Tours de Babel (2008-2011).
Je repasse de l’autre côté du rideau rouge.
Quelques Cartes du ciel (2011 – … ) sont posées sur une étagère. Alignées. Un fond blanc laiteux traversé par des lignes sombres, estompées ensuite. Certaines traces ont contaminé les grands formats. À moins que ce ne soient des vestiges de la série consacrée aux queues de tomates (2005-2012) ? Une autre Carte du ciel est enchâssée tel un talisman ou une icône dans un cadre, lui-même accroché à une vieille porte en bois posée contre le mur du fond. Elle a changé de place depuis l’an dernier. En dessous, une caisse déborde de tubes de peintures triturés. Couleurs pures, en attente. Une autre caisse est remplie de bouts de tissus bariolés qui finiront en chiffon. À côté, un petit meuble contient quelques piles de papiers amassées par formats. Ce travail est réalisé les jours, où le temps est trop compté pour se lancer dans la peinture. Mais c’est déjà de la peinture. Un registre de gestes graphiques, de colorations liquides plus ou moins diluées. Des gammes qui a force de récurrence finiront par gagner la toile aussi.
Cet univers pictural est inspiré de formes organiques issues du monde minéral ou du monde végétal. Sur terre ou en dessous, les sommets ou les profondeurs, milieu solide ou liquide. Différents reliefs et aspérités. Mais pas de mimésis. Pas de figures, ni de figuration à proprement parler, bien que l’humain et le non-humain soient toujours sous-jacents sans être explicites. Une recherche du cosmos, macro ou micro, à l’échelle de l’univers fini ou infini suivant les interrogations de l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet dans les théories duquel Cédric Carré s’est plongé.
L’historien de l’art Georges Didi-Huberman dans un texte relatif aux fresques de Fra Angelico dans le couvent de San Marco à Florence explique que « Discernable signifie qu’une figure se détacherait nécessairement d’un fond et se rapporterait nécessairement à la réalité. » (2) Il fait aussi référence à la peinture du quattrocento qui oppose « campeggiare » c’est-à-dire « colorer le champ (campo) de la peinture » de « ritagliare », c’est-à-dire « faire ressortir du champ le contour des figures avec des signes (segni) faits au pinceau. » Disegno contre colorito, une querelle qui a longtemps hanté l’histoire de la peinture. Encore au XXe siècle, au travers du concept de colorfield painting l’historien de l’art Clément Greenberg qualifie le travail des expressionnistes abstraits américains de l’immédiat après-guerre. Dans le travail de Cédric Carré, le fond et la forme sont en dialogue permanent et se jouent des effets de profondeur. La toile opère des oscillations constantes entre affirmation de sa surface initiale et ouverture à une pluralité de perspectives. Cet écran qui se dresse d’abord devant l’artiste puis dans un second temps devant le spectateur tout en offrant à l’un et à l’autre la possibilité de plonger dans des profondeurs abyssales.
Lignes et couleurs varient d’une toile à l’autre, prennent le dessus ou le dessous. Des graphismes qui d’un seul coup peuvent disparaitre sous un coup de chiffon imbibé d’essence de térébenthine. En réalité, ils n’ont jamais complétement disparu. Les plages de couleurs se transforment, elles aussi, pour aboutir parfois à de faux monochromes quand le bleu ou le rouge l’emportent sur les autres nuances. Chacune des pièces de ce puzzle détient la trace de son histoire, conserve la succession des gestes, y compris ceux de l’effacement quand la toile est frottée, poncée, lavée. Des ouvrages entamés dans la simultanéité à l’instar des séries de Claude Monet ou des tableaux d’Eugène Leroy. Comme autant de palimpsestes, ces œuvres sont le fruit des différentes strates qui les constituent.
Une recherche infinie qui semble ne devoir jamais cesser.
(1) Clément Greenberg – « Abstraction,figuration et ainsi de suite… » (1954) repris dans « Arts et culture essais critiques »Editions Macula, Paris 2014, p 156
(2)Georges Didi-Huberman « La dissemblance des figures selon Françoise Angelico » in Mélanges de l’Ecole française de Rome.Moyen-âge, temps modernes.Tome 98 n°2 1986