Il est des œuvres que l’on pense connaître, dont la visite d’une rétrospective s’annonce a priori sans surprises. Vik Muniz le Musée imaginaire présentée à la collection Lambert en Avignon est de celles-là. De Muniz, nous connaissons les portraits faits avec toutes sortes de matériaux, puis photographiés. En 25 années de travail, autant de séries et une centaine d’œuvres, l’exposition révèle pourtant une constance que l’on ne soupçonnait pas si solide. Derrière l’aspect parfois trop flatteur ou seulement divertissant de certaines œuvres, se trouve la recherche permanente des moyens d’approfondir une question qui pointe juste. Au-delà du surdoué star du marché, on découvre un Muniz préoccupé par la représentation, sa diffusion dans les esprits.
Sa première série The best of life (1988), emprunte son titre à un livre d’images d’actualités célèbres publiées par le magazine Life. Elle en dit long sur le chemin à venir du brésilien né en 1961. Acheté puis perdu par Muniz au début de son séjour aux Etats-Unis, l’artiste reconstitue certaines images en les dessinant, puis les photographie. Cette mémoire de la chose connue, devenue absente, l’écart entre la réalité de l’image et le souvenir que l’on en garde, sont fondateurs du travail de Muniz.
Son outil, c’est d’abord le dessin, maîtrisé avec brio quelque soit « l’instrument » utilisé (cendre, confiture, chocolat, petits soldats, pigment, confettis de papier, fil de fer, touches pantone, etc.). Il met en place une triangulation entre le sujet choisi – souvent un portrait puisé dans la peinture ou la photographie – la matérialité et l’échelle de sa représentation, sa fixation grâce au médium photographique. Ces coups à trois bandes fonctionnent comme des couches de lecture que le regardeur démêlera à loisir, patiemment dans la re-lecture ou de manière superficielle s’en tenant à l’icône.
La présentation des œuvres par séries, sans chronologie, renforce la cohérence de l’ensemble. Le visiteur comprend vite le rapport dual entre dessin et volume, où sujets et matériaux sont mis en cohérence. La dispersion ou l’accumulation de la matière se substitue au crayon dans Sugar children, portraits d’enfants en sucre sur papier noir. Elle est convoquée comme trait et comme épaisseur. Dans Pictures of Thread le fil à coudre est mis à double contribution : pour le dessin mais aussi pour le volume, suggéré par son empilement, la distance entre premier, second et arrière plans. Avec Carceri, d’après les gravures de prisons imaginaires de Piranèse, Muniz tend le fil sur une grille de têtes d’épingle structurant l’image. A la profondeur de ces architectures inventées correspondent deux espaces qui se superposent sans s’annuler, grâce à un tirage au format très agrandi.
Au cours de la visite, on est sans cesse tiraillé entre la précision du rendu et la dissolution de l’objet qui fait image. Dans Pictures of Diamond et Pictures of Caviar, les diamants ou les oeufs d’esturgeons deviennent, à distance, les portraits au scalpel de stars ou de monstres de cinéma, images que nous reconnaissons sans peine. A l’inverse, le Saturne dévorant un de ses fils d’après Goya suscite le trouble. Pas de doute sur le tableau mais un lent travail de recomposition attend le visiteur. Réalisée à très grande échelle avec des rebuts, la vision est perturbée entre ce que notre cerveau souhaite retrouver et la réalité des objets. L’œil balance entre le « réel » présenté « en un certain ordre assemblé » et la mémoire visuelle de l’original.
L’écart devient flagrant avec Pictures of Garbage, portraits à la vérité aiguë de travailleurs de la décharge géante de Jardim Gramacho à Rio de Janeiro, compositions gigantesques d’objets abandonnés. La série est accompagnée de la projection d’un film documentaire sur leurs conditions de vie, le projet avec l’artiste, qu’il faut prendre le temps de regarder. Du champ de l’art à celui du politique, elle résume ce qui anime Muniz ; nous obliger, au-delà du voir, à porter attention au regard.
Aussi analyse t-il notre rapport contemporain à l’image, celui du flux permanent effacé à mesure de son recouvrement incessant. Il agence pêle-mêle dans Pictures of Magazine 2 des bandes de papier déchirées dans des livres de culture « cultivée » et des magazines populaires. Le tout est ravalé au même niveau, chaînons identiques d’une image globale devenue difficile à déchiffrer. Peu à peu, avec encore Pictures of color ou Pictures of paper où il convoque les grands faiseurs d’images – de Richter à Winogrand – Muniz crée son musée personnel, plus subtil et politique qu’il n’y paraît. Il y rassemble une histoire de l’art diverse, celle des représentations, des échelles de valeurs, des évolutions techniques et de leurs conséquences.
De cette collecte en forme de puits sans fond, le titre de l’exposition est un bel écho. A s’immiscer dans le corps des images, Muniz ne cherche t-il pas aussi à se perdre comme le visiteur d’un musée s’égare dans le détail d’une peinture ? Ce moment où le tableau apparaît soudain comme un nuage de pigments entremêlés, un assemblage de matière picturale sans limites précises d’où émerge une tâche indéfinie : dentelle, chevelure ou éclat de soleil dans l’eau. Le musée est alors bien un imaginaire.