L’espace collaboratif La plateforme 6 bis a ouvert ses portes le 21 septembre dernier, rue Edouard Adam, dans le quartier de la croix de Pierre à Rouen. Ses fondateurs, Sophie Crouvezier et Guillaume Pinchault accueillent VISCERAL, la troisième exposition personnelle de Charlotte Romer

Louable initiative, Sophie (connue pour ses actions citoyennes) et Guillaume (photographe ex- Point Limite) privilégient la photographie et la gravure dans une ville où ces pratiques demeurent sous représentées. A l’exception de la galerie du Pôle image et du FRAC de Sotteville, à vocation pédagogique, force est de constater que les galeries spécialisées ne sont pas légion à Rouen, fidèle et indéboulonnable berceau des affaires impressionnistes et duchampiennes.

Charlotte Romer, 22 ans, autodidacte, « célèbre la mélancolie sourde de sa génération à travers ses errances et ses excès ». La référence à la chair, aux entrailles, à ce qui fouaille n’est pas perceptible au premier regard. Les clichés qu’elle nomme, « récits de déambulations diurnes et nocturnes », sont tirés sur papier mat, non encadrés punaisés délicatement aux murs. L’artiste « parle d’amour, de musique, de crasse, de transpiration et d’alcool », elle revendique « l’ordinaire, le laid, le vulgaire et la grâce » ; elle souhaite se départir « des excès de pose et de raffinement » à l’instar de Larry Clark (référence oblige). Elle lit J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian, Stupeurs et tremblements d’Amélie Nothomb ; elle écrit sur son blog en 2012 : No society, no religions, no one should have the right to forbid homo sexual couple to love each other like other hetero couples.

Aux premiers clichés de mode trash glamour de 2010, elle substitue une photographie à la limite de la grâce de la disgrâce, parfois floue, open flashée, juste et touchante quand les corps se lâchent et que les sujets s’oublient. Rien d’évident pourtant pour cette génération biberonnée aux selfies faciles et aux postures de magazine people. Délibérément, elle diversifie, sans hiérarchie ses outils : le téléphone, les appareils jetables, le numérique et l’argentique.
Narrativité oblige, notre regard ne s’échappe ni ne se repose. Il est sommé de se positionner face à cette jeune génération qui décloisonne, fait imploser notre pudeur, bouscule nos craintes et sonde nos interdits. Les modèles de Charlotte (amis, amant) paraissent parfois jouir et assumer leur singularité plus librement et radicalement que les sujets chez Nan Goldin. Notre compréhension de la transgression chez Goldin apparaît, avec le temps, balisé ou codifié implicitement dans le contexte spécifique et terrifiant des années sida. Les contemporains, que Charlotte saisit, semblent revenus de toutes les guerres. Leur présence au monde n’est pas affaiblie pour autant. Au contraire elle jaillit, exubérante et retourne ou transforme, étrangement, les valeurs délétères de notre société.

Charlotte rappelle le contexte de ses prises de vue dans une économie verbale. La jeune artiste ex-siste (elle se tient hors comme le souligne François Jullien). Subsiste une manière abrupte, puissante et transgressive d’empoigner le réel.
Pourtant, ce qui est sous nos yeux ne cesse de signifier, de raconter, de sidérer. A commencer par cette fille, les lèvres aussi rouges que ses Louboutin, qui se renverse au centre de l’image, les jambes relevées, laissant apparaître, au premier plan, une culotte blanche. Comme un berceau ou une enceinte, autour de ce corps libre, des indices masculins parent la jeune femme. Les corps sont à la fois présents et étrangers à la scène qui se joue entre la photographe et son modèle féminin. Quels rôles ont-ils ? Vautrés, sans doute ivres, Charlotte n’en dit rien ou si peu. Là encore, rien d’anodin, nous pouvons légitimement questionner cette confrontation foutoir du féminin ouvert et presque naked au masculin masqué.

Charlotte « vit » la prise de vue et ne la commente pas. Le ça a été photographique révèle donc ici toute sa substance. Ici comme dans d’autres très intrigants clichés, appréhension et inquiétude apparaissent de fait, incompréhensibles à la jeune auteure. Un second cliché produit sur la femme et la mère que je suis, une étrangeté fêlée : dans une rue déserte, une fille blonde, Olympia contemporaine, déambule, incertaine. Il fait nuit. Elle porte une robe claire légère et un sac en lamé en forme de demi-lune sur le ventre. Elle sourit, le sein dénudé. Deux hommes en blousons et jeans noirs, l’entourent, extatiques. Le trio est ivre peut-être. S’agit-il d’un trio ? Il a plu peut-être, une pluie tiède et douce. Félicité apparente ? Drame en germe ? L’esthésie nous encombre.

Puissance du VISCERAL. La réussite de cette exposition, outre le talent de cette photographe qui a déjà montré son travail à Paris et à Berlin, tient également à sa vertu cathartique. Sur la scène de ces nouvelles cimaises, nous réinitialisons nos fondamentaux, interrogeons nos craintes, nos refoulements, nos a priori de parents parfois inquiets de voir leur progéniture pouvant être à ce point décomplexée dans une mise à nu, bouleversante, en réalité.