La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Multiplicité des regards
Le travail que poursuit Judith Baudinet depuis plusieurs années touche aussi bien au théâtre, à la mise en scène et à l’écriture, à la vidéo qu’à la photographie. Une telle diversité n’est en rien le signe d’une dispersion, plutôt celui d’un questionnement multipolaire qui prend en charge à travers ces différents médium, les diverses facettes d’un monde éclaté.
Il y a la question de la présence du corps dans l’espace, du mouvement, du regard et de la voix. Face à ces modes d’incarnation, formant comme leur double, leur reflet ou leur ombre spectrale, il y a les images vidéo qui hantent les pupilles comme les nuages le ciel.
Mais il y a aussi d’autres images encore, produites par les ordinateurs eux-mêmes, des images qui ne doivent plus rien à la fiction de la ressemblance ou de la capture d’un peu de soit disant réalité par les images. Les écrans sont sans conteste leur véritable lieu, un lieu à la fois matériel et incernable, semblant tout contenir et qui pourtant n’a de cesse de tout renvoyer dans l’univers de ce qui le hante par un mouvement infini de projection.
Et puis il y a les photographies qu’elle réalise avec un sténopé. Images uniques, effectuées en une prise unique, elles s’inscrivent dans le vaste domaine de la croyance maintenant millénaire en l’évidence d’une trace de réel capturé par l’image photographique.
Et pourtant, dans leur matérialité même, on pourrait se prendre à penser qu’elle en dénonce la comique illusion.

Sténopé
Le sténopé, dans le travail de Judith Baudinet, prend donc place dans un dispositif complexe et en tant que tel participe de cette économie générale des signes qu’elle déploie pour mieux la comprendre. Car, d’une certaine manière, le sens général de l’évolution de la perception n’est pas déterminé de manière incontournable par la situation actuelle. Ce sont des tentatives, et autant de tentations qui hantent les esprits de ceux qui, fascineurs fascinés, font et regardent, projettent et font circuler ces images de toutes sortes.
Le dispositif du sténopé est simple. Il s’agit d’une boîte avec un trou, un petit trou, un tout petit trou. Le trou, c’est la métaphore de l’œil, du moins le croit-on. C’est aussi le nom même de la forme passive. Etre-là et recevoir ou plutôt laisser à travers « soi » la lumière et avec elle un petit fragment du monde, voilà le sténopé.
Les images réalisées par Judith Baudinet avec un sténopé, nous donnent à voir, non seulement l’un ou l’autre de ces fragments de réalité qui hantent les images photographiques comme des spectres, – cadi de super marché, escalier, paysage, corps vu en contre plongée – , mais surtout un étrange halo.
Ce n’est rien d’autre que la forme même du trou, du petit trou, la forme même de l’œil ou plutôt de la pupille, ce gouffre éternel qui ne peut s’opposer à rien de ce qui veut passer par elle et la pénétrer.

Voir le trou
Il y a bien sûr les effets de déformation, le fait que chaque image montre « tout », comme si elle était enfermée sur elle-même et que ce que l’on vouait était saisi par un mouvement circulaire, ou mieux pris dans une torsion, celle d’un anneau de Moebius, celle d’un huit symbolisant l’infini.
Et puis il y a ces bords qui sans cesse nous disent les limites du voir que compensent ces effets illusoires de profondeur. Ces bords, c’est ce que l’on oublie toujours quand on regarde, quand on voit, ce cadrage si particulier de l’œil qui n’est pas rectangulaire justement, comme sa traduction culturelle nous a contraint de le croire, mais bien plutôt vaguement rond, comme un trou un peu irrégulier et au fond si petit.
Et puis il y a ce que la photographie croit nous montrer et que nous nous efforçons, bon public, de reconnaître, le mur, la cage d’escalier, les toilettes, les immeubles. Mais chaque fois, à chaque image, quelque chose d’autre nous hante. Et puis, soudain, c’est là.
Le regard ne fait pas que voir, il semble aspiré par autre chose, quelque chose qui déborde de l’image, pas par les côtés, par le centre. Le regard est aspiré au-dehors, alors même qu’il est projeté loin de lui-même. Il semble aspiré par le vide, ne plus s’appartenir, être contraint de prendre en charge quelque chose qui l’attend de l’autre côté de l’image et qui paraît en son cœur même : l’autre trou.
Cet autre trou est à la fois le double de celui du sténopé et la métaphore du vide, matérialisée par un blanc entre des murs, une lunette de toilettes ou un hublot de machine à laver.
Il y a bien une dimension narcissique dans ces images, mais elle ne concerne pas Judith Baudinet, elle concerne le fonctionnement même de la vision à travers un dispositif censé reproduire celui de l’œil même.
Maintenant, nous commençons à comprendre que nous ne voyons jamais rien d’autre qu’un moment du monde et que chaque regard est en ce sens le premier, qu’il est un gouffre et que nous en sommes prisonniers. Et puis il y a la mémoire, et nous croyons savoir que nous reconnaissons le réel dans l’ombre des choses qui nous lèchent, car nous pouvons aligner côte à côte des images diverses et ainsi commencer de croire à la ligne.
C’est ainsi que nous oublions ce premier regard, que nous le lassons se perdre dans l’infinité des jours. Ce que nous donnent à percevoir les photographies de Judith Baudinet, c’est un peu de cet incernable souvenir, un souvenir de rien sans lequel nous ne pourrions plus remontrer jusqu’à cette expérience originaire, celle de l’éclatement du temps évidence douloureuse contre laquelle se dresse, depuis quelques millénaires, l’illusion de reconnaître dans l’illusion de voir. En nous donnant à voir le trou même, Judith Baudinet nous fait faire l’expérience et de notre asservissement à la passivité de voir et de notre liberté activement illusoire captivée par la vigueur du cadre.