Depuis une dizaine d’années, Jérôme Poret développe un travail où s’interpénètrent arts plastiques, et dimension sonore. Fortement influencé par les musiques dites extrêmes (indus, noise, métal,) et électro-acoustique. Acteur de ces scènes, il construit un univers plastique où le son constitue un matériau de prédilection, pour sa capacité à interagir avec les lieux investis et les espaces traversés comme des supports de hantise. Son œuvre est composé de pièces sonores, musicales, de performances, walldrawing, installations in situ, vidéos, etc. Il vient de publier aux éditions Le Gac Press une monographie – Weather Dust Storm Center – conçue comme un carnet de route de son univers créatif, accompagnée d’un double CD (#) – Weather Dust Storm Report – avec le label Optical Sound. C’est pour nous, à la faveur d’un entretien, l’occasion d’explorer la manière dont il fait dialoguer cultures musicale(s) et visuelle(s).
(#) double CD sous la forme d’un digipack
Gunther LUDWIG : Sur le parti pris général du livre, qu’est ce qui a conditionné l’ouvrage tel qu’il est fait ?
Jérôme PORET : Je suis parti d’un format, en souhaitant m’inspirer des éditions Allia que j’aime beaucoup pour leur travail d’analyses critiques et de textes manifestes, rétrospectifs sur le domaine musical et particulièrement sur le rock et les avant gardes. J’avais l’idée d’une copie, d’une référence explicite à cette maquette : le format, le type de papier, la numérotation des pages et ces insertions, les petites vignettes qui viennent s’inscrire au fur et à mesure du livre. Je me suis donc intéressé à la notion de glossaire autour des pièces, avec un intérêt pour l’accrochage, le montage des expos, des documents annexes… . Faire un ouvrage qui ressemblait à ceux d’Allia me séduisait d’emblée à cause de cet aspect iconophile de la musique, face à l’histoire.
Je voulais également rassemblé beaucoup d’auteurs, initialement au moins cinq. Ce qui m’amusait était de déjouer le côté catalogue d’artiste, la monographie, quelque chose qui pose mais fige aussi, ce que ne sont pas mes objets car ils sont toujours induits par le contexte. L’œuvre c’est l’ensemble. La rencontre avec Nicolas Ledoux et Pascal Béjean, tous deux graphistes et pour Nicolas aussi artiste, a été très importante. Ils m’ont beaucoup aidé à maîtriser cet ouvrage. Nicolas est dans cette culture de l’image et de la musique. Ils ont découvert le travail par la source des images. Je les ai laissé faire et ils m’ont fait une proposition où on retrouve le choix du noir et blanc, du cahier central, qui ne ressemblait plus à une édition Allia mais devenait un objet indépendant.
GL : Sur les choix graphiques, la mise en page, il y un terme qui m’est venu à la lecture, c’est celui de vibration. Cela correspond bien à ta démarche artistique dans le sens où cette vibration donne des indices mais pas le travail lui-même.
JP : Je suis content d’entendre ça, ça veut dire que c’est peut-être réussi ! C’est aussi l’idée d’indexer, presque au sens digital, d’inscrire sur une surface un ensemble de données qui soient actives. Une tension qui soit même plus visible que les pièces elles-mêmes puisque techniquement presque impossibles à photographier. D’où le parti pris des graphistes de donner des matières qui puissent supposer tel type de lumière, esthétique en relation aux œuvres, que ce soient des films, des sons, des objets, des interventions live. Il y a cette volonté avec les vignettes, les manipulations d’images avec des effets de moirage, de tramage de donner une intention et provoquer une tension.
GL : C’est justement l’idée que cette publication ne donnera pas à voir et à comprendre complètement les pièces. Mais elle pourra en donner une vibration, une certaine tension comme tu le dis…
JP : Une tension, un climax, une couleur dans le sens d’une humeur. Pour moi, cela vient vraiment de la culture rock.
GL : Sur le rapport du noir et blanc, du noir et du blanc, de la couleur, j’ai eu le sentiment que les choses partaient du noir, que c’était le point de départ.
JP : Ce n’est pas faux, je parle souvent de la black box pour la situer par rapport au white cube, espace de représentation de l’œuvre et la faire basculer non vers son négatif mais son pendant. La black box, c’est le territoire de la musique, c’est comme cela que l’on appelle les salles de concert, l’ampli également. C’est l’endroit qui catalyse toutes les énergies dont j’ai besoin pour m’inspirer. Ce qui m’intéresse c’est de s’inscrire dans un territoire à la fois totalement collectif et où tu n’es personne. C’est la masse qui compte, c’est toi en tant que partie d’un groupe, totalement invisible, noyé. Et c’est le genre de musique qui te caractérise, te donne une singularité. C’est tout l’inverse du white cube où on dénie la masse au profit d’une œuvre ultra individualisée, extrêmement cernée par des critères de re-présentation de l’Art. C’est l’espace du plus que la lumière, l’endroit où on est presque aveuglé. C’est l’espace où tu chuchotes alors que dans l’autre tu vas plutôt gueuler ! C’est drôle comment le mot se fait verbe d’un coté, se fait sujet de l’autre. C’est tous ces déplacements qui m’intéressent, quand je parle d’un espace liminaire.
GL : Je renvoie là-dessus aux échanges que tu as dans le livre avec Alexandre Castant sur la question blackbox/white cube. Sur la notion de renversement, il y a dans le livre beaucoup d’images ou de moitié d’images qui sont comme solarisées, qui font écho à des images couleur, à ces lignes extrêmes de définition des masses, des rapports de proportions, etc. Tout cela, dans une pratique artistique où le son, la musique ont une grande place, rend le son visible mais comme absorbé, étouffé…
JP : C’est notamment le cas du premier cahier, que j’aime beaucoup et dont j’aimerais bien faire un multiple. Ce cahier est arrivé en dernier, au moment où j’avais été invité par Arnaud Maguet sur son exposition, 33 RÉVOLUTIONS PAR MINUTES au Forum du Centre Pompidou. Elle se déroulait dans l’entre-sol, un espace qui pouvait être vu depuis la mezzanine du rez-de-chaussée. Il a fabriqué une petite structure quelque part entre la cabane et le fortin, dont l’intérieur était muni d’instruments de musique et de 4 caméras de surveillance. Il a invité des musiciens et des artistes à venir jouer . Une invitation par soirée pendant environ trois semaines. Les images qui se trouvent dans ce premier cahier sont des photos de moi jouant de la basse, prises par les caméras de surveillance. L’image était retransmises sur un écran, seul moyen de voir l’intérieur de l’espace fermé au public. Elles ont été photographié par le régisseur son. La seule manifestation de l’événement était donc sonore. Ce qui m’a amené à jouer très très fort ( !), un peu par provocation mais aussi pour rentrer en « sympathie » avec le bâtiment, au sens littérale et métaphorique à la fois.
GL : Dans cet ensemble d’images du premier cahier, images de mauvaise qualité, noir et blanc, basse définition, on sent une fois de plus l’énergie du moment.
JP : Ces images granulées, avec du bruit, donnent une forme spectrale qui rejoint l’écriture des premières vidéos rock des années 1970-80, ce côté lo-fi du noise, qui dépeint complètement l’architecture et la conception des matières sonores dans lesquelles j’évolue. Je me suis donc retrouvé avec ce prologue qui signifie bien mon univers.
GL : Si le son n’est pas audible dans le livre, il faut signaler l’édition d’un CD concomitante…
JP : Oui, c’est un CD sous la forme d’un digipack pour DVD, qui accompagne l’ouvrage de manière indépendante. Je l’ai réalisé avec le label Optical sound de Pierre Belouin avec qui nous avons avec Nicolas déjà travaillé et pour lequel j’ai de nombreuses affinités. C’est un double album dont le format entretient un rapport au cinéma. Une source d’inspiration très importante pour les compositions musicales qui fonctionnent comme des plan pour « feildrecording » qui seraient réalisés par une caméra en quelque sorte. C’est un choix parcellaire de performance, pièce sonore, pièce pour disque, pièce pour installation qui pouvaient s’inscrire sous cette forme. Ce sont des « Sons d’Humeur ». L’interprétation de la musique n’est pas dissocier du lieu de la captation et de l’interprétation. Je fonctionne comme une sorte d’ Audionaturaliste du Noise. La plupart sont des traces dont la forme, le fond sont un seul et unique objet. La plupart des enregistrement sont de terrain, pas en studio.
Parfait pour faire la vaisselle ou toutes taches domestiques comme bruit de fond. Ce qui est drôle, c’est qu’une partie de mes sources sonores viennent précisément de là : machines à laver, bruits de frigo, etc. Je recommande néanmoins de l’écouter dans le noir à un volume assez soutenu, comme regarder un film pour les oreilles.
GL : Sur ton travail, il y a une triangulation dont il est question dans les textes et entretiens du livre. C’est la relation entre son, lieu/espace et architecture, qui, si on la synthétise, nous ramène à cette notion de matière, au sens propre comme métaphorique.
JP : L’espace détermine pour moi un volume, une définition par le cubage. C’est une caisse de résonance, qui pose la question de comment le son va s’infléchir, glisser, s’inscrire et affecter cet espace. Le lieu c’est plutôt la contingence sociale, à quoi il a été dédié et comment il est de nouveau paramètre ou déparamétré. C’est un autre type d’affectation comme un centre d’art dans des anciens entrepôts, salle de concert dans des usines, un lieu délaissé, occupé et relégué. L’architecture est pensée en tant que matière et matériau, de quoi elle est faite, en tant que structure porteuse, d’une idée et d’une esthétique politique.
GL : Dans le texte de Sophie Auger, elle te fait parler sur ta définition du mode opératoire et tu dis : « ce serait appréhender l’architecture comme une structure amplificatrice d’un environnement social et artistique donné ».
JP : C’est ce qui va nourrir le projet. c’est pour cette raison que j’aime le dispositif des résidences, qui me permet d’investir des territoires. Mes enregistrements sont des sortes de carottages sonores. Je viens prendre à l’intérieur même de la situation que j’écoute comme je disais plus haut, un peu comme un « audio-ethnologue ». Je m’intéresse à la pratique des lieux, j’enquête, je note les circulations, les usages. Ensuite je fabrique un synopsis d’exposition pour mettre en valeur ce qui existe et faire apparaître aussi des figures fantômes par le biais d’une résurgence sonore.
GL : Ta relation au son est primordiale, au sens où c’est ton premier outil pour décrypter, sentir, ausculter le lieu. Ensuite, la palette de tes moyens d’expression est large ; du travail sonore à la musique, en passant par la vidéo, à l’installation, le dessin mural ou la photographie, etc. A quel moment choisis-tu d’avoir recours à tel ou tel dans le cadre d’un projet ?
JP : Ca dépend de l’attention et de l’invitation. Les films sont plutôt des objets relativement autonomes. Pour avoir fait l’expérience de montrer des films en salles de cinéma, ce sont des objets qui créer l’événement. Ce ne sont pas objets vitrines, ce sont des moments avec une attention particulière, qui t’accaparent parce que tu entres dans un monde. Je choisis le film lorsque j’ai besoin de traduire le mouvement, une mécanique comme dans Dead Valley, œuvre dans laquelle la gravure d’un vinyle est filmé. C’est la lumière qui se reflète sur les sillons qui fait apparaître la matière sonore. C’était une expérience assez belle dans le rapport des deux technologies, comment la digitalisation de l’inscription physique d’un son fait image, pur produit numérique. L’un et l’autre s’interpénètrent dans une forme un peu spectrale. On sent cette dualité entre ce qui se présente et comment c’est présenté. Je questionne donc les supports, sans m’arrêter à un type de médium. Le support peut être une forme plastique, comme l’ampli pris tel quel ou la maquette d’architecture. C’est un moyen de le déplacer dans un autre champ, celui de la sensation, de la perception. Ce qui n’empêche pas l’émotion, car ce ne sont pas des objets purement conceptuels, ils ont leur propre langage. Un ampli est un ampli, ce n’est pas un objet readymade et il faut faire bien attention à cela.
GL : Tu as souvent recours à des formes, des objets, des lieux de la banalité, du quotidien… Des lieux habités, traversés ou l’ayant été. Je pense notamment à Candelabra…
JP : Il y a effectivement comme des effets de résurgence. Candelabra est un lampadaire public de l’ex-RDA, que j’installe dans des différents lieux et qui fonctionne comme un lampadaire. Il y a ici un travail sur la hantise, être sur des déplacements de l’Histoire et des histoires, du mythe, de la légende urbaine. C’est la mise en œuvre d’un protocole. Candelabra a été installé deux fois, une première au Confort Moderne à Poitiers, une seconde cet hiver à la friche culturelle l’Antre-Peaux à Bourges. C’est une œuvre qui fonctionne sur la visibilité et l’invisibilité. L’objet reste un lampadaire et on peut passer à côté sans s’apercevoir de rien. Ca me plaît beaucoup. C’est dans son agencement qu’il devient sculpture le jour, plutôt installation la nuit, lorsqu’il est signifié comme tel. On peut le voir comme une pièce in situ, comme une sculpture mémorielle aussi. Mon atelier est à Berlin et je m’intéresse à ce contexte où disparaissent au fur et à mesure toute les traces – volontairement, politiquement, esthétiquement – de l’Allemagne de l’Est. Ces anciens lampadaires, quand ils ne fonctionnent plus, sont soit désossés, soient restent en place comme des formes fantômes. A l’époque de la RDA, il n’y avait que quelques types de lampadaires dans tout le bloc de l’Est et jusqu’à Moscou. Celui-ci était fabriqué à Leipzig dans les années 1950-60 et diffusé partout dans le bloc de l’Est. Ces luminaires sont sortis d’un contexte pour être réactualisée par d’autres, des lieux choisis avec soin. Ils sont ce qu’ils sont, ne font qu’éclairer mais lorsque l’on connaît l’histoire, il y a une charge supplémentaire qui vient affecter ces lieux, ces espaces, qui créent une résonance.
GL : Dans l’entretien avec Alexandre Castant, il t’interroge sur la figure absente du spectateur. Tu lui réponds qu’elle n’est pas tant absente qu’absorbée…
JP : Il m’arrive d’intervenir, dans le cadre de performance, dos au public. C’est une sorte de négation du regardeur mais on marche tous dans le même sens. C’est quelque chose que j’ai appris avec l’électroacoustique où l’auteur qui diffuse la pièce sonore est à l’intérieur de l’auditoire, du même côté que le spectateur. Tout le monde se tourne vers le sujet à entendre. La scène est laissée à une installation épurée d’enceintes acoustiques. On est presque entre une exposition et une démonstration. La posture de la singularité de l’auteur démiurge disparaît pour n’être que l’instrument de sa propre représentation. Ce geste, être de dos, a aussi une histoire dans le rock avec la censure, le déni du public, la frustration. En dernier lieu, c’est aussi une raison technique ; comme je travaille en feedback, j’ai besoin d’être tourné frontalement à l’ampli. On retrouve les trois terrains ; l’architecture c’est l’ampli, le volume c’est ce qui se passe autour, et le lieu c’est ce qui définit le fait de choisir ce type de performance.
GL : J’ai relevé dans les textes différentes expressions qui tenteraient de qualifier ta pratique. Thibaut De Ruyter pose la question d’une pratique expressionniste, Alexandre Castant pose celle de la relation à l’art minimal, Sophie Auger évoque une hybridation d’univers radicalement opposés… Est-ce que tu reprendrais à ton compte cette espèce de grand écart ?
JP : C’est une question d’antagonismes et au-delà l’idée de trouver des intercesseurs entre des figures opposées. C’est très important pour moi. Il y a toujours un point nodal, le choix de tels ou tels esthétique ou parti pris apparaît à un moment donné. Par exemple, l’expressionnisme est important, dans mes influences de cinéma, donc pour le choix de mes lumières, de mes contrastes. Le cinéma de genre est pour moi essentiel, car au croisement d’une situation extrême où le fantastique se mêle au réel. Et plus la situation est fantastique, plus le réel prend de la force et vice-versa. On a besoin que la situation soit la plus réelle possible pour qu’on puisse y croire. Dans mon travail, je cherche une analogie avec cela. On me dit éprouver un sentiment mélangé de peur et de séduction. Face à une inconnue, à ce qu’on ne sait pas – qui renvoie à ma relation à la noise ou aux musiques extrêmes – on peut être très attiré et effrayé parce qu’on ne sait pas jusqu’où vont aller les choses. Y a t-il un niveau de dangerosité ? C’est « attraction-répulsion » en permanence, qui est aussi phénomène sonore, lié à l’amplitude.
Relever les termes expressionnisme ou minimalisme, je pense que c’est vrai. J’essaie vraiment d’être à la croisée des deux. Et je crois avoir réussi à y être à l’occasion de ma résidence à l’Espace de l’Art Concret à Mouans Sartoux. Il n’y avait pas d’ampli, pas de son, mais j’ai donné une facture, une matière très spéciale aux murs, aux sols où on retrouve une radicalité, une forme straight edge. Cette expression définit un angle droit dans une unité de mesure, mais c’est aussi le terme que l’on emploie pour les personnes hétéro – pour qualifier une forme commune. Mais c’est aussi une posture à l’intérieure du mouvement hard-core américain . Cette forme de radicalité, par son ascétisme, est paradoxalement très expressionniste.
Propos recueillis par Gunther LUDWIG, décembre 2012