Yayoi Kusama, remarques sur ses dots.

Le Centre Pompidou présente jusqu’au 9 janvier une rétrospective de l’artiste japonaise Yayoi Kusama. Dans la mesure où elle propose un parcours entre 1949 et 2010 dans l’œuvre à la fois obsessionnelle et diversifiée de cette artiste de 82 ans, cette exposition est intéressante à plus d’un titre. Il y aurait plusieurs articles à écrire sur cette artiste.

Beaucoup de textes écrits à l’occasion de cette exposition insistent sur la l’histoire particulière de Yayoi Kusama qui avait quitté le Japon pour New York en 1958 où elle rencontra par l’entremise de son ami Donald Judd, l’avant garde américaine. Ses Infinity nets / Réseaux d’infini, faits à partir de la répétition du même motif, un petit tracé circulaire, adoptent le principe du all-over. Tout en laissant visible les marques de l’activité manuelle dans le dépôt de peinture blanche sur un fond gris clair elle s’écarte de l’expressionnisme abstrait sans pour autant rejoindre la froideur des artistes de l’« art minimal ». Ce besoin de tout recouvrir et d’agglomérer des éléments presque identiques dans un espace réduit se prolonge par des œuvres comme Aggregation one thousand boats show (1963) ; ce canot à rames recouvert de moulages en plâtre dans du coton blanc en forme de phallus prolonge l’esprit du surréalisme alors que la même année Airmail No. 2 Accumulation (1963) faite d’un assemblage d’étiquettes postales « par avion » disposées régulièrement sur papier se rapproche des créations du Pop art. Yayoi Kusama est, dès ses débuts sur la scène artistique, tout à la fois en phase avec les tendances novatrices de celle-ci et indépendante par rapport aux positions doctrinaires des mouvements qu’elle côtoie.
L’élément important pour la spécification de son travail est le motif des Dots, des pois ou formes arrondies qui se déclinent en différentes tailles et couleurs sur toutes choses : objets, corps, images, etc

. C’est sur cette particularité du travail de Kusama que je voudrais insister ici. Il n’est pas certain que l’histoire vécue qu’elle se (et nous) raconte soit l’élément le plus important pour une pratique plastique dont l’exposition de Paris montre tout à la fois la continuité et la diversité sur plus de cinquante ans ; reprenons cependant ce récit originaire : « Un jour, après avoir vu, sur la table, la nappe au motif de fleurette rouge, j’ai porté mon regard vers le plafond. Là, partout, sur la surface de la vitre comme sur celle de la poudre, s’étendaient les formes des fleurettes rouges. Toute la pièce, tout mon corps, tout l’univers en seront pleins ; moi-même je m’acheminerai vers l’auto-anéantissement, vers un retour, vers une réduction, dans l’absolu de l’espace et dans l’infini d’un temps éternel. » Cette forme simple, le pois, un petit cercle qui n’a ni haut ni bas, a le grand mérite de pouvoir être distribué sur tous supports. L’artiste japonaise va expérimenter un marquage avec ses Dots de tout se qui l’entoure à commencer par elle-même dans la série des Self-Obliteration. Elle débute en 1966 ce qu’elle va appeler une « oblitération du monde ».

Le terme est ambigu puisqu’il peut signifier à la fois l’effacement — oblitérer le souvenir de quelque chose ou de quelqu’un — et aussi le marquage — apposer une marque par empreinte sur un document ou un timbre pour les rendre inutilisables. Les aspects nihilistes sont minorés au profit d’une générosité contestataire dans l’appropriation par Yayoi Kusama des pois ou points comme éléments de marquage artistiques à partir du milieu des années 60, période du développement des mouvements appelant à la libération des mœurs et contestant les politiques publiques (Nixon et la guerre au Vietnam). Entre 1967 et 1972, elle se fera connaître en organisant des happenings dans les lieux publics de New York (Central Park, Pont de Brooklyn, MOMA, etc) durant lesquels, munis d’un pot de peinture et d’un pinceau, elle distribuait ses pois sur les corps nus de ses amis hippies. Lorsqu‘ils se déroulaient en intérieur les happenings les corps nus, toujours marqués de points, prenaient des positions d’apparence plus sexuelles et s’intitulaient Orgys.

En français un tissus à pois est généralement un imprimé avec des points d’une même couleur et d’une seule taille, disposés régulièrement sur un fond uni ; Yayoi Kusama, en plasticienne avertie varie les tailles, les couleurs et les espacements de ses dots, qu’elle les exécute au pinceau ou les découpe dans du tissu, du papier ou du plastique. De fait il serait préférable, au lieu de centrer par le langage descriptif l’intérêt sur l’élément unitaire —le pois— de considérer les points tels qu’ils sont produits, c’est à dire multipliés pour constituer un ensemble. En français le terme adéquat serait alors le semis. Lorsque le terme est utilisé en décoration ou en Arts Plastiques, le semis marque l’occupation, par une ponctuation non régulière, de l’ensemble d’un espace donné. À l’intérieur d’un semis, chaque élément, parent du voisin mais non identique, assume son autonomie tout en participant à la cohérence de l’ensemble. C’est ce que pratique Kusama dans ses installations comme celle, éclairée en lumière noire, qui accueille et séduit nombre de visiteurs à l’entrée de l’exposition : I’m Here, but nothing, Je suis Ici, mais rien 2000-2011
. Des pastilles fluorescentes de couleurs différentes, envahissent murs, sol, plafonds, mobiliers et ustensiles divers ; on se promène à la découverte de ces semis, avant d’apercevoir sa propre image maculée par les points posés sur les miroirs.

L’origine agricole du terme semis dit bien le mélange d’intentionnalité et d’aléatoire de l’action produite. Le jeté du semis doit venir occuper tout un champ défini préalablement, sans qu’une régularité absolue des espacements soit nécessaire. Le semis est une action manuelle et gestuelle sous contrôle du visuel qui permet à l’agriculteur, comme à l’artiste, de distribuer ses germinations sans lieu privilégié. Ils évitent, l’un comme l’autre, la densification à l’excès en un lieu central ou décalé comme le manque pour un lieu déjà vide. En regardant les diverses vidéos montrant les interventions de Yayoi Kusama durant les happenings on se rend compte des choix plastiques qui furent les siens : très concentrée sur l’action, elle distribue ses points partout sur les corps mais en évitant toute régularité.

Le semis est une forme issue de l’action générative, productrice du tableau ou de l’installation, un geste d’artiste, mais c’est aussi une volonté de proposer au spectateur une nouvelle manière de regarder et de parcourir l’œuvre. Alors que les autres signes typographiques ont encore une orientation (le haut, le bas, la droite, la gauche), les points, particulièrement ceux de Kusama l’ont complètement perdue. Ils peuvent se regarder dans tous les sens indépendamment de l’orientation du geste qui les a produits. Les corps des acteurs des performances bougent, passent de la position verticale à l’horizontale ou l’inverse ; sous nos yeux attentifs aux vidéos les points évoluent avec eux et par rapport au décor de la pièce. Chaque fois que cela est possible l’environnement architectural est également préparé avec des semis de points par Kusama comme lors de Homosexual Happening at Kusama’s Studio, New York, 1968.

Le principe itératif du semis est qu’il est constitué de peu d’éléments qui se modifient sans cesse sous le regard du spectateur. Celui-ci est constamment renouvelé par les choix de parcours personnels différents entre les ponctuations des semis. Il n’y a pas de parcours obligé fléché par l’artiste. L’unité totale d’une œuvre est conçue plus que perçue comme la somme des parcours multiples. Dans certains cas l’œil seul se promène à la surface de la toile, dans d’autres cas, en plus des mouvements oculaires, le déplacement des corps des spectateurs est attendu. C’est le cas dans cette exposition pour un environnement comme Dots obsession. Infinity mirrored Room, 1998, 
Obsession Pois/points. Salle des Reflets Infinis dans lequel sont disposés différents ballons gonflés à hélium ; la surface rouge de ceux-ci a été au préalable parsemées multiples dots blancs ; le sol, du même rouge, est lui aussi semé d’adhésifs ronds également blancs ; le tout se reflète dans les miroirs qui recouvrent murs et plafond. Le regard se perd dans le jeu infini des reflets. Face aux semis, le regard n’est plus captif mais autonomisé, relancé sans cesse, susceptible d’être défait aussitôt fait. Il n’y a plus un regard centralisé mais des regards successifs ; il n’y a plus une histoire mais une multitude de petits événements.

Intervention minimum sur un plan, le point est l’état maximum de l’abstraction. Le point est aussi, dès son inscription, la marque désignant la dualité du fond et de la forme. Le point n’est jamais seul, le dialogue du point et du plan en appelle d’autres : d’autres dialogues, d’autres points, d’autres formes. D’autres artistes que Kusama disposent dans certaines de leurs œuvres des ponctuations en semis. Celles-ci peuvent être ajoutées à un fond figuratif dans une peinture plutôt expressionniste (Georg Baselitz ), s’apparenter à un dispositif d’occupation de la surface (Al Martin, John Torreano) ou se rapprocher d’un registre plus décoratif (Philippe Richard, Dominique Gauthier). Dans tous les cas est manifeste l’ouverture de l’espace plastique à une circulation renouvelée du regard.

Alors que les expressions « faire le point », « mise au point », point de vue » insistent sur les positions mono-centralisées, les ponctuations en semis, réalisées par Yayoi Kusama, manifestent elles, dans leur pluralité, l’occupation de l’espace hors de l’optique perspectiviste. Avec le semis, le point de vue dominant, ce point d’où on pourrait tout voir, tout savoir, tout décider, ce point de vue de maître ne s’impose plus. Cette situation se trouve encore amplifiée dans le troisième environnement Infinity mirror Room (filled with the Brillance of life), 2011 Salle des Reflets Infinis (emplie de l’Éclat de la Vie). Cette fois une fine pellicule d’eau répandue sur du plastique noir couvrant le sol vient compléter les miroirs disposés sur les murs et le plafond, toutes les faces du parallélépipède de l’espace intérieur renvoient les très nombreuses lampes-bulbes électriques pendant du plafond. Les incessants changements de teintes de celles-ci relancent continuellement la perception de l’espace. L’ensemble des points lumineux, leur espacement, favorise une exploration temporelle autant que spatiale, sans points de départ et d’arrivée obligatoires. Ici encore avec ces semis lumineux, le point final n’est jamais mis ; on resterait là infiniment à se laisser remplir nous aussi de chatoyants éclats de la vie.

Par l’utilisation généralisée, mais non exclusive, de cette « anti forme » des dots, Kusama marque autant que par d’autres actes (prêtresse de l’amour dans les happenings) sa position féministe. Les pois jetés en semis, sur des toiles, lors de performances ou dans de vastes environnements s’inscrivent en opposition à la figure érectile. Lorsqu’elle fabrique des formes phalliques, celles ci sont plutôt molles et il n’y en a pas une mais mille. Comme signalé plus haut les peintures ou les environnement avec semis activent, pour un temps, le regard, mais ne favorisent pas d’identification. En absence de figures dominantes comme de motif central, le regard du spectateur s’éparpille. L’infini des reflets dans les miroirs accentue les effets. Les semis organisent une présence qui se remarque tout en refusant de prendre face. Ils ne s’effacent pas, mais refusent les formulations liées à des identifications fixes vite nommables.

Le semis n’échappe pas au narcissisme, mais il en propose un autre. Face aux œuvres de Yayoi Kusama, le regardeur, au lieu de se trouver devant une image structurante et constituante, fait face à un corps morcelé, dispersé, parsemé. Il y a mise en place de ce que l’on pourrait appeler un narcissisme de dispersion. Le moi se constitue au fur et à mesure des identifications du sujet regardeur dans ses parcours entre ces multiples ponctuations dépourvues de tout noyau central.
Si Yayoi Kusama passe ses nuits dans une institution psychiatrique à Tokyo parce quelle est toujours sujette à des hallucinations, elle est parfaitement lucide du lien étroit entre son art et sa vie psychique « J’avais en moi le désir de mesurer de façon prophétique l’infini de l’univers incommensurable à partir de ma position … » et à propos des dots : « C’est en présentant cela que je puis me rendre compte de ce qu’est ma vie, qui est un pois. Ma vie, c’est-à-dire point au milieu de ces millions de particules qui sont les pois. »

Malgré le caractère spéculatif des formulations avancées ci-dessus, la multiplication des pois/points dans l’œuvre de cette artiste nous apparaît comme une forme substitutive à une recherche sur l’image de soi. Par ses créations l’artiste parvient à sublimer les obsessions qui l’affectent et à trouver sa place dans la société. Comme l’écrit Gérard Wajcman dans le catalogue de la présente exposition « … les pois sont un portrait exact de Kusama. Parce que “ pois perdu parmi les pois ” signifie “ moi perdu parmi les moi ”, un moi qu’elle a perdu, elle le dit, dans le flot de l’hallucination première : “ mon moi était éliminé ”. Un je allégé, vide, vidé du moi, ce sont les milliers de pois de Kusama, milliers de points, milliers de vides. »

Les semis sont, une fois encore, à ce titre, exemplaires. La libre distribution de leur facture peut être vue comme la forme symbolique d’une organisation sociale donnant une large autonomie relationnelle aux individus qui la composent. L’expérience visuelle du parcours d’une peinture de semis doit être vécue par le spectateur comme le gage d’une possibilité de regard sans savoirs convenus, sans contraintes et sans théories. Au moins en ce domaine l’expérience d’une liberté retrouvée reste possible. C’est sûrement pour cette raison que les visiteurs réjouis s’attardent devant les peintures et surtout dans les environnements de Yayoi Kusama.

1) Yayoi Kusama, Parcours et lutte de mon âme. In Catalogue de l’exposition Yayoi Kusama, Musée des beaux-arts de Calais, 1986
2) Tout le monde a remarqué la reproduction de son œuvre sur le timbre des postes françaises à 6F70.
3) « Anti Form » est le titre d’un article paru en 1968 dans lequel Robert Morris critique la pensée idéaliste et rationnelle qui prévaut dans ses productions antérieures et celles de l’art minimal. De fait il annonce ses œuvres molles, faites de grandes pièces de feutre suspendues.
4) Yayoi Kusama, Parcours et lutte de mon âme. Op. cit.
5) Gérard Wajcman, « Dot, dot, dot, la folie Kusama », catalogue de l’exposition Yayoi Kusama, Centre Pompidou, 2011.