Le travail de Michel Canteloup se partage entre deux ateliers de même dimension, l’un à Paris, l’autre en Basse Normandie – à ceci près que l’atelier normand s’ouvre en grand sur des champs qui s’étendent à l’infini. Cette solitude lui convient. Il vit et travaille au milieu de la nature, de ses livres et de ses souvenirs. La nature, support classique de vues de paysage, est souvent saisie dans de petits éléments esthétiques – papillons, plumes, feuillages, fleurs… en même temps, Michel Canteloup se réfère à travers sa culture artistique à la mémoire de ses prédécesseurs qui lui ont légué plus qu’un répertoire de formes : l’ambition tenace d’être peintre.
« Affinités électives » est le terme que Henri Focillon dit préférer à « influences » dans le chapitre IV de La Vie des Formes qui traite de la vie des artistes : un vrai artiste ne se situe pas au carrefour d’influences qui le détermineraient, il reste libre de choisir ce qui le touche, comme de cultiver ses amitiés. Ce qui pousse un homme, encore plus s’il est artiste, à aimer une personne, un tableau, un livre s’explique par ce qu’il est ou ce qu’il veut être, mais aussi par ce qu’il refuse, ce qui lui déplaît : dans une affinité élective, l’attirance est comparable à une attraction chimique, phénomène que Goethe a décrit dans son roman éponyme de 1809. Un désir de fusion romantique fait de chacun, à cause de sa singularité, un pôle récepteur autour duquel peut se créer une constellation : celle des amis qu’il privilégie, pour Michel Canteloup le conservateur et collectionneur d’art Jean-Pierre Cuzin, avec qui il passa deux ans à L’Académie de France à Rome au temps où y régnait Balthus, Jean Citroën, Denis Hollier et Michel Deguy qui ont écrit sur sa peinture, etc. Il s’entoure aussi des livres qu’il aime et conserve dans sa bibliothèque. Il aime être pris par une écriture littéraire même s’il est capable d’utiliser des concepts tel celui de « beauté adhérente » opposée par Kant à la beauté libre dans la Critique du Jugement. Le chatoiement et les virevoltes des papillons qu’il lui plaît de regarder et de peindre (le livre d’artiste de 2013 qu’il a composé sur ce qu’en a écrit Roger Caillois en témoigne) illustre cette forme de beauté d’autant plus saisissante qu’elle est évanescente.
De même que l’attraction et la préférence s’accompagnent de dédain et rejet, le travail de ce peintre défait autant, sinon plus, qu’il ne fait : peindre, c’est dessiner, créer des formes – mais aussi enlever, décaper, découper, défaire, gratter la surface peinte…
Peintures et livres d’artiste
Le support que ce peintre utilise n’est plus tant la toile, comme à ses débuts, que le papier – comme pour l’écriture. Sur des papiers divers (blanc, gris, kraft, calque, feuille de polyester, etc…) il utilise la tempera, l’aquarelle, la mine de plomb, le fusain… il a inventé le terme malicieux de « peintures au crayon » pour une exposition en 1989. Peindre et dessiner relèvent pour lui d’une même activité à laquelle s’ajoute le découpage de ses peintures ou de photographies : aujourd’hui il part de 30 à 40 pièces qu’il assemble et colle. Chaque tableau devient une composition kaléidoscopique à partir d’éléments disparates assemblés comme dans un vitrail.
On peut dire, sans doute trop simplement, que la peinture de Canteloup a évolué de l’abstrait à la réapparition progressive de la représentation figurative, laquelle reste très souvent des évocations furtivement entrevues. Il refuse d’abstractiser, ce qui lui apparaîtrait comme une solution de facilité. Cela a été surtout vrai de ses impressions d’Afrique qui donnèrent lieu à des séries, les « Suites africaines ». Séjournant souvent au Mali de 2008 à 2012, il aimait regarder dans les marchés les turbans des femmes, les silhouettes, les postures, les gestes, la puissance de couleurs vibrant sous une lumière quasi aveuglante, les dessins variés des tissus des boubous, les animaux, les rives du fleuve… Que le sujet de la peinture se réduise à l’acte de peindre est devenu à l’époque moderne un lieu commun : ne pas regarder un tableau comme la représentation de quelque chose mais comme une surface où sont disposées des couleurs… un tel refus du sujet lui semble problématique. Même s’il n’est pas figuratif à l’ancienne il lui importe d’aller puiser des formes ailleurs, dans une réalité qu’il ne crée pas, réalité qui peut être naturelle, exotique et culturelle – voir l’usage qu’il fit du Japon en s’inspirant d’estampes – et, pour ses suites africaines, en partant de croquis ou de photographies prises sur le vif. Cela peut aussi venir de tableaux d’époques diverses dont il prélève des formes qu’il fait varier : les tableaux sont des objets qui s’offrent non seulement au regardeur mais aussi à la création d’autres artistes.
Les livres d’artiste de Michel Canteloup donnèrent lieu à des expositions dont l’une récemment à la médiathèque de Saint-Lô en hommage à des écrivains qu’il aime : extraits choisis par lui du Parti pris des choses de Ponge, poésies de Jacqueline Risset et de Michel Deguy auxquels il dédie des lithographies ou des estampes. Ces créations précieuses sont des formations où l’écriture cohabite avec des formes plastiques, blasons indéchiffrables tels des enluminures attirant l’œil vers un autre registre dont le même papier est pourtant le support.
Valeur d’usage des photographies
Les photographies qu’il archive, qu’il les ait prises lui-même ou découpées dans des livres, lui servent de documents à utiliser comme point de départ pour un travail plastique. Ces notations remplacent le carnet de croquis ou l’album d’aquarelles des peintres d’antan en constituant un répertoire de formes permettant de déployer un éventail de possibles. Elles distribuent, selon leur cadrage, souvent en gros plan et de préférence en noir et blanc, des versions de ce qui est donné à voir. Ces images photographiques sont des traces sensibles qui lui servent de moyens pour une fin : la peinture, d’abord et avant tout, comme si, saisi une première fois à travers les photographies, le monde était là, à disposition pour se transformer en tableaux… monde jamais donné, toujours à construire, car elles peuvent aussi être morcelées, découpées pour créer des compositions. Pour éviter la vacuité métaphysique du terme « monde », il ne faut pas oublier que les objets culturels comme les tableaux en font partie. Le philosophe Karl Popper distingue trois mondes : le monde physico-chimique – les pigments, la lumière pour le peintre – celui des objets, des pierres, des arbres, des plantes, du vivant… Le second est le monde sensible, comme représentation pour l’œil et l’esprit, l’ensemble des impressions : c’est celui des phénomènes subjectifs, conscients ou inconscients. Le troisième monde est l’ensemble de ce qu’a produit la culture et que conservent les musées et les bibliothèques : « Par “Monde 3” j’entends le monde des productions de l’esprit humain. J’y inclus les œuvres d’art ainsi que les valeurs éthiques et les institutions sociales – le monde des bibliothèques, des livres et des théories scientifiques vraies ou fausses. » Même s’il est attiré par la nature, l’ouverture à des références littéraires et picturales caractérise le travail de ce peintre dont les compositions témoignent de ses dialogues implicites avec d’autres artistes – peintres ou écrivains, qu’ils soient contemporains ou non – en résonance avec ses affinités électives.
Claire Margat
Biographie Michel Canteloup (1947, Paris)
Formation Académie Charpentier, La Grande Chaumière
- 1967-1971 ENSBA Paris
- 1971-1973 Villa Médicis à Rome
- 1978 à 1988 plusieurs expositions à la galerie Lucien Durand, Paris
- 1989 Exposition Peintures au crayon, Galerie Jacob, Paris
- 1992 Musée Bossuet, Meaux
- 2005 Galerie Contemporaine Auvers-sur-Oise
- 2012 École supérieure d’art du Nord–Pas-de-Calais Tourcoing
- 2014 Galerie Est-Ouest, Marseille
- 2018 Galerie Susse frères, Paris
- 2021 dessins exposés galerie Michel Delorme (Galilée)
Publication de Michel Canteloup, Le temps de l’œuvre Jean-Pierre Cuzin, Paris, Galilée.
NOMBREUSES EXPOSITIONS COLLECTIVES dont
- 2021 Livres d’artistes, Médiathèque La Source, Saint-Lô
- 2013-14 Le livre pauvre, éditions Daniel Leuwers, pôle Arts plastiques, Tourcoing
- 2003 Paysages contemporains Collection du Fnac Île-de-France, Auvers-sur-Oise
- 1989 Les Paysages dans l’art contemporain, ENSBA, Paris
- 1987 Littérature en cul-de-lampe, dix ans d’éditions Terriers, Galerie Jacob, Paris,
- 1986 Couleurs de l’ombre, chapelle de la Sorbonne Paris
- 1983 El tretze vents, musée d’art moderne/CNAC Georges Pompidou, Céret.
- 1981 et 1983 Salon de Montrouge