La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Lucie Damond, une pratique transversale

Lucie Damond, Scénette, 2020, détail, tissage coton, argile, jute, laine, bois, lin, laque végétale, 100x100cm

Entouré d’un jardin, à la lisière des champs, se trouve l’atelier de Lucie Damond. Depuis six ans, l’artiste vit et travaille dans l’ancienne maison de sa grand-mère, située dans un village du Gâtinais. En entrant, ce qui nous attire en premier – mis à part l’imposant métier à tisser – c’est le sol de la salle de vie, un grand collage constitué des différents carrelages conservés à la suite du décloisonnement des pièces initiales. Cette dissolution des murs, cette ouverture est aussi au cœur de la pratique artistique de Damond. Une pratique transversale, qui mine les codes de production artistique et ouvre le champ de la créativité. Dans son atelier, l’artiste expérimente et combine les savoir-faire du tissage et laquage pour créer objets et installations. Simultanément, hors des murs, elle facilite des tissages collectifs, ateliers participatifs et multigénérationnels en collaboration avec divers acteurs mobilisés autour de la transition écologique. Étendant ainsi le processus de création pour l’ancrer dans le réel de la ruralité. Là, Damond fabrique, collabore, dialogue et partage. C’est donc cette transversalité en devenir, entre art individuel et collectif, que nous examinerons à travers ce texte. Une pratique mille-feuille transformative et ouverte à de multiples possibles.

Objets hybrides

Damond a choisi la pratique du tissage manuel à bras et celle du laquage végétal dont elle a appris les techniques traditionnelles lors de stages au Portugal et au Vietnam. Formée à l’École supérieure des arts appliqués et du textile de Roubaix et à l’École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art de Paris, cette artiste est néanmoins une créatrice d’objets qui sortent des confins du décoratif et du fonctionnel.  

En effet, la combinaison des techniques du tissage et du laquage, l’amène à créer des objets aux aspects singuliers. Dans scènette (2020), les objets laqués et tissés deviennent esthétiquement déroutants, apparaissant irréversiblement ‘salis’ par un liquide gluant et brillant. Mélanger le laquage et le tissage achève ici une tension formelle. Cette pratique hybride questionne subtilement la préciosité traditionnellement associée à la laque ainsi que la déférence accordée à l’objet fait-main. Ce détournement force ces techniques à sortir de leur cantonnement culturel et historique.

La longue pièce tissée EpiSoma I : rituel d’une métamorphose (2019) doit ici être citée. La pièce tissée est articulée dans sa longueur par un motif central, peint de laque brune, évoquant une épine dorsale. Utilisée dans une performance, cette sculpture devient, sur le corps de la performeuse, une seconde peau. Ici le tissé et le laqué se combinent en un objet animé, puissant et évocateur1

Lucie Damond, EpiSoma I : rituel d’une métamorphose, 2019, tissage laine, coton, lin, chanvre, laque végétale, 185x150cm

La rigidité produite par le laquage des fibres est également explorée dans la série Traverses, (2019-2020). Là, les fibres sont laquées avant d’être tissées. Aux savoir-faire du tissage et de la laque s’ajoutent les techniques traditionnelles japonaises du boro et du Kasuri ikat. La réinterprétation de ces techniques permet à l’artiste de créer des longues pièces suspendues dont la semi-raideur accentue leur présence. Dans Mémoires de gestes (2020), la technique de suspension ainsi que le mode de pose directe au sol, confèrent à ces objets une vulnérabilité et une temporalité tangibles.  

Lucie Damond, Mémoires de gestes, 2020, tissage laine, coton et lin, sisal, bois, laque végétale, dimension variable

Dialogues et transpédagogie

Malgré leur apparence fragile et même précieuse, ces objets tissés et laqués ne restent pas enfermés dans l’atelier ou la salle d’exposition. Lors d’ateliers associatifs et projets pédagogiques, ils deviennent des contenants de mémoire que l’on est invité à toucher et tenir dans le creux des mains. À travers ces objets-médiateurs, Damond nous invite à converser, imaginer et créer.  

Cette approche marque l’engagement de Damond avec son environnement.  Cela commence par ses choix de renouer avec des pratiques paysannes et locales, et d’expérimenter avec des fibres anciennes (chanvre, lin, laine). Ses techniques et matériaux sont ensuite introduits via des ateliers, lors de fêtes et festivals organisés par des associations locales telles que celle qu’elle a co-fondée dicila. Là, Damond développe des activités participatives qui dépassent le ludique et l’entertainment. En effet, les participants partagent, racontent, et créent dans un contexte réunissant agriculteurs, éleveurs, artisans, artistes – acteurs de tous âges, rassemblés pour penser et construire le devenir de la ruralité. 

L’artiste utilise une approche artistique socialement engagée. C’est un engagement, plus qu’un mode esthétique défini, qui situe concrètement l’artiste dans le social. Cette approche ouvre des dialogues créatifs et implique des communautés urbaines ou rurales dont les repères socioculturels et économiques ont souvent été bouleversés, détruits ou dévalués. Artistes et communautés activistes mobilisent des pratiques culturelles populaires et artisanales. Le textile, dans ses formes multiples, constitue une de ces « ressources symboliques2 ». Ces savoirs et pratiques culturelles forment donc une base commune sur laquelle peut se construire un projet artistique de partage et de transmission intergénérationnelle. Des objets, aux formes multiples, sont ainsi créés collectivement. Ils deviennent des puissants porteurs d’idée, de mémoire et d’agentivité. 

Le projet Fables végétales (2024) est un bon exemple.  Réalisé par Damond au lycée du végétal de Beaune-la-Rolande, les élèves de terminale ont créé des sculptures à partir de biomatériaux. À travers ce projet, les lycéens ont exploré leur rapport au temps et au vivant et abordé les questions liées au monde paysan d’aujourd’hui. Ici, Damond mélange le processus éducationnel à celui de ‘faire de l’art’, une approche transpédagogique3.  En effet ce n’est pas de l’éducation artistique ni de la transmission de savoir en soi. Le but étant, pour les participants, de créer ensemble, ainsi que penser et débattre un vivre ensemble respectueux de l’environnement.

Lucie Damond, Fables végétales, 2024, détail : Malek – extraction de soi-même, séries d’objets sculptures réalisée lors du projet aux arts lycéens 2024, au lycée du végétal de Beaune-la-Rolande, avec les élèves de terminales (formation gestion forestière et agro-équipement)

En tissant

L’artiste Anni Albers définissait le tissage comme « une méthode consistant à former un plan pliable par l’entrelacement de fils à angle droit4 ».  Définition simple d’une pratique complexe, en constante évolution. Une fervente moderniste, Albers revendiquait une relation fertile entre tissage manuel et production industrielle. Aujourd’hui, notre enthousiasme débridé pour le productivisme est hautement questionné. Néanmoins, confiner les techniques traditionnelles au cadre patrimonial est problématique et mortifère.

Il est donc pertinent de repenser la pratique du tissage.  L’approche transversale de Damond contribue à cette nouvelle ouverture du tissage, pensé comme ressource culturelle et agent social. Une pratique à travers laquelle l’artiste invente et développe un langage hybride – un art individuel et collectif – dans son atelier et en collaboration avec les acteurs d’un riche réseau social et rural. Son approche artistique est sans aucun doute, une pratique textile socialement engagée et chargée de devenir. Nous attendons donc avec impatience ses projets futurs.

CV 

https://luciedamond.fr/

  • 2024 Participation au projet Cohabitations multiples de Pascale de Senarclens, Festival FAR°, Nyon, Suisse
  • 2024 En chemin elles sèment, elles récoltent, Galerie l’écu de France, Viroflay 
  • 2023 Palimpsestes, collaboration résidence de Pascale de Senarclens, lycée du végétal, Beaune-la-Rolande
  • 2023 Halte-toi(t), festival du lin, La Chapelle sur Dun
  • 2022 Dualités Multiples, exposition personnelle, Galerie du château, Saran
  • 2022 Mesure/Démesure, exposition collective, Musées Jean-Lurçat et de la tapisserie contemporaine, Angers
  • 2022 Projet ACTE, Tissages, l’E.M.P.U, Saint-Aignan, Pithiviers 
  • 2021 Nature des choses, exposition personnelle, Eco-musée, Cerdagne
  • 2021 Résidence, Laboratoire Arts Textiles, à la Métive, Moutier d’Ahun
  • 2020 Biennale Objet Textile, La Manufacture à Roubaix
  • 2020 Miniartextil, exposition itinérante, Italie, France, Sardaigne
  • 2019 Biennale de laque contemporaine de Fuzhou, Chine
  1. La performance peut être vue sur : https://www.youtube.com/watch?v=zwAJf2ghFcI
    ↩︎
  2. Grant H. Kester « Forward », dans Wang Meiqin (éd), Socially Engaged Public Art in East Asia, Wilmington, Delaware/Malaga, Vernon Press, 2022,p. xiv.  ↩︎
  3. Diego Helguera, Education for socially Engaged Art.  A Materials and Techniques Handbook, New York, Jorge Pinto Books, 2011. ↩︎
  4. Anni Albers, du tissage (1963), Dijon, Les presses du réel, 2023, ↩︎