Dans le cadre de la saison lituanienne en France, Julija Palmeirao, commissaire, présente l’exposition monographique « Les origines » du couple S&P Stanikas dans l’hôtel particulier du compositeur romantique Ernest Chausson, siège de l’Ambassade de Lituanie. Elle les accueille aussi avec Antanas Sutkus et Audra Vau dans une présentation de groupe « Le souffle coupé », à la Galerie Lazarew.
Paulius Stanikas (né en 1962) et Svajonė Stanikienė (née en 1961), tous deux originaires de Vilnius vivent et travaillent ensemble en signant S&P Stanikas leurs œuvres qui mêlent le dessin, la sculpture, la photographie et la vidéo. Ils se sont fait connaitre en représentant la Lituanie à la 50e Biennale de Venise en 2003, année de leur installation à Paris.
Kęstutis Šapoka est critique d’art, curateur et artiste il ouvre son étude théorique accompagnant l’exposition par deux longues « Digressions » la première sociologique : les transclasses la seconde socioculturelle : transculturalité/mixités. Plus de deux décennies après la reconnaissance de la french theory et sa die woke, il est heureux de voir un critique européen puiser ses références chez des chercheurs et littérateurs de notre pays.
Il revient sur les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, pour leur essai Les Héritiers, il cite les œuvres d’autobiographie sociologique du philosophe Didier Eribon, il emprunte à la philosophe Chantal Jaquet son concept de « transclasse » dans son ouvrage Les Transclasses ou la Non-Reproduction en 2014. De façon plus étonnante, le recours à Eribon l’amène à citer Annie Ernaux et Eddy Bellegueule, devenu Édouard Louis.
D’autres penseurs des sciences humaines comme Vincent de Gaulejac et Gérald Bronner qui se lance dans une sociologie autobiographique dans son ouvrage Les origines – Pourquoi devient-on qui l’on est lui permettent de dépasser les limites du déterminisme social, d’accentuer la distance de l’individu par rapport à son identité socioculturelle.
Les deux artistes collaborent depuis environ 1987, soit depuis la fin de l’ère soviétique, « l’origine sociale du couple d’artistes est éclectique et hétérogène, oscillant entre l’élite soviétique (le grand-père de Paulius était un sculpteur renommé de l’époque stalinienne) et les déportés (le père de Svajonė a été condamné et déporté) ». Ce trait biographique permet au critique de les rattacher à des » transclasses ». Avant de quitter leur pays, ils réagissent par une volonté de déconstruire les mythes culturels et nationaux locaux incluant aussi des éléments autobiographiques (d’où les références des deux premières digressions.)
Le travail de S&P Stanikas évolue ensuite vers un questionnement de la condition humaine de manière universelle. Ils ont été invités ainsi à enseigner au Studio national des arts contemporains, Le Fresnoy, qui a présenté leurs vidéos au Grand Palais à Paris lors de l’exposition internationale Dans la nuit, des images. Leur diptyque géant La Chute a été montré au Centre Pompidou à l’occasion de l’exposition Traces du Sacré en 2008.
Toujours soucieux que leur installation dialogue avec les lieux qui les accueille pour Les origines ils construisent trois ambiances contrastées où les plafonds décoratifs peints par Maurice Denis font également partie du dispositif. La première salle nous transporte dans le passé avec nostalgie grâce à des motifs d’objets évoquant des fresques historiques et des événements silencieux. Par opposition, la deuxième salle par le rassemblement chaotique d’hommes et de bêtes, fait allusion à la folie du monde d’aujourd’hui, aux luttes de pouvoir, à l’incompréhension et à la disharmonie. La troisième salle s’appuie sur des images lourdes de sens, marquant le poids de la douleur, qui permettent de traverser toute la panoplie des émotions, mais laissent une issue pour l’espoir.
Leur complexe installation pluriartistique s’inspire des contes populaires lituaniens pour tisser une narration riche en symboles et en personnages mythiques le plus souvent féminins qui possèdent des pouvoirs surnaturels. Ils appuient sur la version francisée par Oscar Vladislas de Lubicz Milosz à qui ils rendent aussi hommage.
Après de nombreuses autres références historiques concernant Milosz, Šapoka conclut que « Les Origines développe une poétique mélancolique et “brumeuse” des concepts de “transfuge de classe”/“transculturalité” au sens large. » Si elle n’est pas erronée, cette conclusion est décevante, elle nous rappelle ce que Christian Caujolle écrivait à propos de leurs installations « Peu d’artistes visuels résistent de telle manière à la glose des mots, finalement incapables de résumer, de décrire ou d’expliciter un propos qui se fonde sur la tension entre une efficacité plastique rare et une protection radicale du mystère qui les anime. »
Pour donner corps à cette étude, deux figures féminines humaines l’encadrent, elles montrent la diversité des pratiques des deux artistes. La pucelle près de la tombette du petit jeune homme est un dessin de très grand format (235×150 cm) de facture classique, il intègre la silhouette d’une femme de 3/4 dos dans un fouillis de traits à caractère anatomique. Une photographie titrée par le néologisme Orphelette oppose des épaules et un visage réfugié dans une couverture à l’absence d’un corps comme évanoui dans les plis du tissu. Le rapprochement des deux œuvres comme la complémentarité de leur esthétique donne une idée puissante de la nature humaine. L’ensemble des installations organisées en parcours transhistorique dans une dimension de baroque contemporain témoignent de l’ambition philosophique et plastique de cette exposition.
Du 12 septembre au 12 décembre 2024
Ambassade de Lituanie/Résidence du compositeur Ernest Chausson
22, boulevard de Courcelles 75017 Paris
https://saisonlituanie.com/event/les-origines/
http://www.stanikas.com/artworks