La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

De l’Ailleurs, Du Sublime et du Banal (à propos de l’œuvre de Richard Petit)

Richard Petit – Border Line (fantômes à la plage)

Il semble, à première vue, impossible de résumer l’œuvre de Richard Petit en quelques mots, tant celle-ci prend au fur et à mesure du temps des directions multiples, variées et complémentaires. Pourtant, certains éléments, des repères, permettent d’en saisir non seulement la complexité, mais aussi l’unité. Le désir d’Ailleurs, l’étonnante proximité entre Sublime et Banal, sont quelques pistes possibles.

Le photographe se définit comme un « baroudeur casanier ». Au-delà de l’ironique oxymore, les photographies qu’il produit sont pourtant pleines de cette double énonciation. Cheap Land et ses espaces vides où l’Homme n’apparaît que comme une trace, Border Line, ses migrants fuyant un ailleurs délétère à la recherche d’un Ici prétendument salvateur, l’ïle des Dieux, Lungta, jusqu’au film Le Futur antérieur… l’Ailleurs, la quête d’un Ailleurs irrigue le travail de Richard Petit. Mais, par les choix techniques qu’il fait (il travaille à la chambre), la nécessité de prendre un temps long pour produire s’impose. Temps qui est mis à profit pour s’intégrer au lieu afin de mieux l’appréhender, le comprendre. Il y a ici une fascination pour des territoires en devenir, à inventer. Enfant, Richard se rêvait cosmonaute et plongeait avec délice et effroi dans les aventures de Tintin au Tibet, à dix ans il voyait en direct le premier homme alunir. Est-ce que tout naît à ces moments-là ? Peut-être, mais ce qui est certain c’est que le photographe refuse la simple description du lieu, la photographie documentaire. Par exemple, les lieux parcourus dans Cheap Land ne sont pas localisables, pas définissables. Et c’est ce qui heurte le spectateur. Où est-ce ? La question revient mais elle ne souffre pas de réponse, elle n’en a pas besoin. C’est un espace intermédiaire, imaginaire dans lequel il faut s’immerger à la suite de l’artiste. Les tirages de grande taille font écho à la démesure des endroits, leur gigantisme écrasant nécessitant de s’y plonger. Ainsi ce sont les territoires himalayens de Lungta où la place de l’humain est si minuscule qu’il pourrait ne pas exister. Richard Petit s’empare de cela, de cette contradiction, de cette opposition qui n’en est peut-être pas une, et révèle ce qui fait le grandiose des lieux, leur beauté effrayante. On peut songer aussi aux montagnes pleines de nuages, à la mer immense qui forment l’île des Dieux. Cette série propose un Ailleurs métaphorique, un monde où les Dieux préexistent et prennent toute la place. 

Richard Petit – Cheap Land (Ligne rouge)
Richard Petit – Cheap Land (Station service)
Richard Petit – Île des dieux

Enfin, il y a ces mondes interstellaires, le vide des étoiles dont rêve le photographe depuis plusieurs décennies. Même s’il le fantasme, il s’en amuse aussi avec le film Le Futur Antérieur où des voyageurs traversent les Temps et arrivent parfois avec d’étranges pratiques ou à la mauvaise époque. Enfin, il met en scène ce vide dans Cosmonaute qui ressemble aux rêves de l’enfant qu’il fut.

Plus récemment encore, lors d’une résidence en Norvège, il produira un travail hybride où il suit les traces de Pytheas 2300 ans plus tard. 

Toutefois, il ne faut pas limiter la complexité de l’œuvre de Richard Petit à une quête spatiale, géographique. 

L’auteur parle de l’étonnante proximité du Sublime et du Banal. Ainsi Cheap Land : des paysages de montagne à couper le souffle, démesurés, la neige, le froid, le vent. Et pourtant, perdus au milieu de ces immensités, quelques artefacts humains. C’est une route, une succession de pylônes, une station-service qui paraît fermée ; Le Sublime est là, bien évidemment, dans la majestuosité des images, dans ce choix fait de revenir aux prémices de la technique photographique, dans ces tirages de grande taille. Chaque série comporte cette dimension du Sublime, même les plus récentes (From Halsnøy With Love), mais aussi du Banal. Ce sera une paire de chaussures dans Border Line, un avion qui n’ira plus nulle part, des hommes dédoublés et fuyant et les jeunes moines qui tiennent les dung-chen (longue trompe tibétaine) portent des baskets, tandis qu’un plus âgé les filme avec un Ipad. La dichotomie est de taille, mais inévitable. La présence humaine est maintenant partout, jusque dans l’espace interplanétaire, et l’artiste ne peut en faire abstraction. Nous vivons dans un monde aux beautés parfois terrifiantes, qui nous dépasse par son gigantisme, son inaccessibilité, mais nous l’avons colonisé, de gré ou de force. Il y a un écart qui ne peut être réduit et dont il faut nécessairement tenir compte. Richard pratique le bouddhisme tibétain en essayant d’assumer ses contradictions. Sa photographie révèle tout ce qui fait le Monde : le Beau, le Sublime, ces moments d’Absolu qui vont au-delà des mots, mais aussi ces moments sans grâce de présences humaines, d’objets hétéroclites dont pourtant notre espèce ne peut se passer si elle veut assurer sa survie dans des lieux qui lui sont naturellement hostiles. Là, encore, il ne s’agit pas de documenter une situation, mais plutôt d’en révéler la complexité. Peut-être est-ce une façon aussi de se confronter à ses propres contradictions ?

Toutefois, depuis quelques années, le travail de Richard Petit prend peu à peu des formes qui l’éloignent de la photographie.

Si la première période de son activité doit beaucoup à l’école de Düsseldorf et à la peinture romantique, une rupture s’opère à partir de mai 2021. On lui diagnostique à ce moment-là un cancer. La confrontation directe à la maladie et à son potentiel léthal ouvre un autre champ de création. Depuis longtemps, Richard admire les créations du plasticien Pierre Huyghe. Plus que d’admiration, il s’agit même d’une fascination. Face à la maladie, face à l’issue incertaine, une réflexion naît : faut-il se cantonner à la photographie ? N’est-il pas envisageable de découvrir d’autres médiums afin de ne pas rester enfermé dans la photographie ? Un autre ailleurs d’expression… 

C’est ainsi que le recours à la vidéo (le film court Help produit lors d’une résidence marseillaise), à la sculpture (l’igloo crée à l’occasion de la résidence effectuée au Madlab de Marseillan) vont peu à peu devenir des nécessités créatrices. Il faut s’extirper du carcan de la photographie, ne plus se contenter d’elle pour ne pas s’y retrouver enfermé. Le photographe inaugure une nouvelle écriture, un nouveau cheminement. Ainsi on le verra en combinaison orange, astronaute de l’étrange, sur un ponton au bord de l’étang de Thau, parce que l’autoportrait devient aussi partie prenante de ses créations. Il ne s’agit plus maintenant de photographie au sens littéral du mot, mais d’installations où la photographie prend place au même titre que la vidéo. Et parfois, même, il joue de celle-ci, puisqu’il s’agit de discourir en explorant la photographie elle-même et son histoire. Ce sont les anaglyphes, par exemple, qui ouvrent sur la troisième dimension, tout en évoquant ces films de science-fiction de série Z où les spectateurs devaient chausser d’étranges lunettes rouges et bleues. C’est aussi le projet From Halsnøy With Love qui confronte un grand tirage de paysage avec des négatifs 4×5 « et des vues évoquant le voyage de Pytheas. Il y a des mondes dans l’image qu’il faut visiter, des interdits qu’il faut lever, d’autres territoires à explorer, des ailleurs à créer. La création sera un rituel, un gri-gri, on se protège ainsi de nos peurs, de la sauvagerie du monde.

Personne ne sait ce que sera la création de Richard Petit dans les années à venir, lui peut-être un peu plus que nous, mais ce n’est pas une certitude. Pourtant, face à ce qui s’ouvre comme possibles, une chose est certaine : il livrera d’autres œuvres bien différentes, mais complémentaires, de ce qu’il a produit jusque-là. Il y a tellement de territoires vierges dans sa psyché qu’il lui faudra sûrement plus d’une existence pour les explorer.

Biographie de Richard Petit

Je fus mécanicien avant d’étudier la philosophie. Cette double formation m’amènera à m’interroger sur le paradigme du progrès technologique autant que sur la transcendance et le sacré. 

Étant venu habiter à Arles, j’y découvris l’intérêt de la photographie, et d’amateur d’art je devins photographe amateur ; j’eus par la suite la chance d’étudier à l’École nationale supérieure de la photographie.

Je photographie à la chambre. Ma pratique emprunte autant à l’école de Düsseldorf qu’à la peinture romantique. 

Mon travail porte sur le rapport entre le banal et le sublime, le sacré et le profane mais aussi sur l’imaginaire du voyage et de l’ailleurs. C’est la trace de quelque chose de transcendant que je cherche à montrer. Ceci me semble être le point commun entre tous les travaux que j’ai d’ores et déjà diffusés.

Empêché un temps par le cancer, je décidai d’ouvrir à Arles la Galerie Le Lac Gelé. J’ai plaisir à inviter des artistes et organiser leur exposition.

Le site de Richard Petit