Ellis Island Hospital. Entre ombres et lumières… des lignes droites et des surfaces courbes

Dominique Dal Bo-Rohrer, 2024

Le nom d’Ellis Island résonne en multiples significations et débats d’une histoire passée de l’immigration et de la formation des creusets nationaux. Composée de trois iles, en grande partie artificielles, place militaire puis  espace de transition  pour les immigrants de 1892 à 1954, Ellis Island est devenue aussi emblématique des mémoires de la migration que touristique. Mais des iles, on connait surtout Island 1 et le Main Building. Les images des deux iles annexes, ouvertes depuis peu à la visite, sont moins référentielles. Dominique Dal Bo-Rohrer, médecin psychiatre, sur la base d’une étude sur les représentations de l’altérité et de l’histoire de la psychiatrie, propose de découvrir et raconter l’histoire complexe de l’hôpital d’Ellis Island (Islands 2 et 3).

Les photographies de Dominique Dal Bo-Rohrer, comme les lieux qu’elles documentent, focalisent le regard sur la lumière, plutôt sur les lumières, variables, différentes, tamisées ou sombres, selon la réflexion sur les murs et sur les matériaux qui les recouvrent, selon les espaces de cloisonnement et ceux de circulation en jeux d’ombre et de transparence entre l’intérieur et l’extérieur : « comment [la lumière] a pu organiser la relation des immigrants à leurs environnements, combien elle a pu leur permettre de rester tournés vers l’extérieur pour que l’espace ne se referme pas sur eux et que leurs sentiments puissent restés noués autour d’un avenir fait de possibles ».

La photographie, avec ses légendes explicatives et historiques, questionne l’architecture, la mémoire des lieux et des personnes qui les ont traversés, qui y ont travaillé, leurs perceptions, autant que les conceptions de la prévention et du traitement infectieux (luminosité, aération, mise en quarantaine…) au début du XXe siècle ; elle interroge les rapports entre l’enfermement, si provisoire fût-il dans la période de fonctionnement de l’hôpital (1902-1954), le soin et le contrôle, et les horizons réels et imaginaires du rêve d’une autre vie. Tout un mouvement des liens invisibles qui unissaient les pensées, les gestes et les paroles, du fonctionnement à l’abandon, anime ainsi la visite photographique.

En 1863, le Quarantine Act prévoit la création d’un bureau de quarantaine dirigé par un officier de santé ayant compétence sur tous les navires entrant dans le port de New York. En 1878, le National Quarantine Act transfère les pouvoirs de quarantaine des États au gouvernement fédéral. S’en suivra, quelques décennies plus tard, la construction de deux annexes hospitalières à Ellis Island : le General Hospital Building, Island 2, réalisé majoritairement en style Renaissance française par les architectes Edward Lippincott Tilton et William A. Boring, mis en service en 1902 ; Island 3, achevée en 1906 au sud de l’île 2 sous la supervision du commissaire à l’immigration William Williams et séparée de cette dernière par un bassin de ferry aujourd’hui comblé. 

Y Shaped Corridor, Isolation Ward Island 3, © Dominique Dal Bo-Rohrer, 2024

À travers les photographies, précisément documentées, qu’elle a réalisées lors de sa visite en 2018, Dominique Dal Bo-Rohrer entraine le lecteur dans les corridors en « y » destinés à organiser la circulation des malades et le processus d’isolement ; on la suit dans les larges couloirs de circulation conduisant vers l’hôpital général ou les pavillons des maladies contagieuses de l’île 3 – les bâtiments les plus éloignés du bâtiment central où les immigrants attendaient le contrôle médical et administratif –, incurvés pour ralentir la propagation des germes et pourvus de nombreuses fenêtres pour en assurer la ventilation ; puis dans le long couloir central desservant les pavillons des maladies contagieuses organisés selon le niveau nécessaire d’isolement et permettant aux équipes soignantes de circuler par tous les temps ; elle s’arrête dans le quartier des infirmières, les pièces d’isolement avec leur système de ventilation, la lingerie, la cuisine, la morgue, les quartiers médicaux ; elle montre à la fois l’enfermement, provisoire ou en attente de refoulement, – le pavillon des maladies psychiatriques ouvert en 1907 et pourvu d’une véranda grillagée destinée à prendre l’air et à prévenir les suicides – et l’espoir, l’imaginaire, les espaces verts, les vues vers Manhattan et la Liberté.

Corridor, © Dominique Dal Bo-Rohrer, 2024

La visite guidée est ainsi une invitation à réfléchir sur la pensée médicale du XXe siècle et le biopouvoir, ses motivations, à sonder « la question de l’éthique soignante et de sa compatibilité avec le principe de tri des immigrants à leur arrivée ». « Two chairs, nurses’ quarters », « Patient ward, Island 3 », « Ventilation grill, Isolation ward, Island 3 »…, plusieurs photographies et leurs légendes, documentées par des fac-similés et leur traduction dans les annexes, allèguent l’efficacité de l’architecture et des personnels, « recommandations précises pour la prise en charge des patients suspects ou porteurs d’infections » (trachome, tuberculose, rougeole…), mesures de désinfection, mesures barrières, services spécialisés de pédiatrie et de psychiatrie, médecin nutritionniste… ; le texte en évoque les résultats : diminution du taux de mortalité, notamment de la mortalité infantile, centaines de naissances sur l’ile, prévention d’épidémies sur le sol américain, protection des personnels : « Seul un interprète serait décédé en 1915 en lien avec la tuberculose ».

Isolation Ward Island 3, © Dominique Dal Bo-Rohrer, 2024

Majoritairement en plans larges, quelquefois focalisées sur des équipements, très sensibles à tous les jeux de lumière, les photographies des espaces vides et silencieux, délabrés ou en partie restaurés, en lignes droites ou courbe, sont témoignage et archive, expérience d’une traversée des temps, de ce qui a disparu et de ce qui a résisté à l’abandon, de l’état de la prévention au début du XXe siècle, du regard porté aux maladies et à l’autre étranger ; elles « [rendent] sensible la dialectique de l’ombre et de la lumière, du dedans et du dehors, de l’aller et du retour [… redonnent] une pulsation au temps […] dans ce lieu encore désaffecté » ; elles invitent à tendre l’oreille, à écouter dans un bruissement indistinct, les murmures accumulés – les pleurs et les cris peut-être – de milliers de voix, les histoires de vie, les explications et les dissimulations en des langues plus ou moins étrangères au personnel médical.

Curved Corridor, © Dominique Dal Bo-Rohrer, 2024

À plusieurs moments, la visite croise, s’arrête sur les traces de l’installation réalisée en 2014 par JR, UNFRAMED Ellis Island dans la partie abandonnée d’Ellis Island (The Ghosts of Ellis Island: A Project by Jr, with Drawings by Art Spiegelman, 2015, www.jr-art.net/fr/projects/unframed-ellis-island-usa-2014). Mis ainsi en abime, les collages issus d’images d’archives réinterprétées par JR – immigrants, enfants soignés à l’hôpital, équipe chirurgicale, délégation au congrès sur l’hygiène et la démographie… –, soumis eux aussi aux attaques du temps, semblent réanimer les murs et les fenêtres usés, leur donner une respiration imageante en multiples correspondances entre les histoires de vie, les murs, les fenêtres et la mémoire.

Contagious Disease Hospital, Island 3, © Dominique Dal Bo-Rohrer, 2024

Des vues intérieures à celles prises à travers les fenêtres ou depuis la pointe sud de l’ile qui ouvre d’un côté la perspective sur Manhattan, de l’autre sur la statue de la Liberté « si proche, si loin », la série photographique donne présence aux regards aujourd’hui invisibles d’espoir et de désespoir, d’attente et d’incompréhension, de résistance ; elle réveille le fantôme de « ceux qui [ne] sont jamais parvenus » à atteindre le rivage, à marcher d’un pas sûr, « le fantôme de ceux qui n’y parviendront jamais » (JR et Eric Roth, ELLIS, avec Robert de Niro, sur une musique de Woodkid interprétée par Nils Frahm, 2015) ; s’écrit ainsi en images l’expérience bouleversante du corps de la visiteuse qui traverse les espaces hospitaliers vides, marche sur les traces de milliers d’histoires de vie, racontées, écrites ou oubliées et s’interroge sur tous les liens qui les rattachent à l’actualité, à toutes les ruptures et les drames personnels et familiaux qu’impose l’émigration, de tout ce qui fait l’altérité, et ses difficultés, pour ceux qui arrivent et ceux qui accueillent ou rejettent.

Le livre se complète par une série d’annexes, avec fac-similé, traduites en français, sur l’évolution des lois sur l’immigration, les instructions à suivre par ceux qui travaillent dans les services de l’hôpital des maladies contagieuses, la note de service pour les pavillons de psychiatrie, le navire de désinfection James W. Wadsworth documenté par la photographe Alice Austen (1866-1953), une courte biographie du médecin Thomas W. Salmon impliqué au sein du National Committee of Mental Hygiene créé en 1909.  

Au-delà du reportage précisément documenté et des mémoires qu’il réactive, les photographies inquiètent autant les idées trop simples et les explications trop univoques de l’histoire de l’immigration que les représentations contemporaines des immigrants et l’accueil qui leur est réservé ; elles ouvrent, avec la question de l’éthique du tri, celle du droit légitime pour chacun de choisir, quel qu’en soit le motif, le lieu de sa vie et de bénéficier des lois qui le protègent, de la garantie des soins et de conditions de vie décentes. 

Dominique Dal Bo-Rohrer, Ellis Island Hospital. Entre ombres et lumières… des lignes droites et des surfaces courbes, Une histoire des politiques migratoires et de la place croissante de l’expertise médicale, 2024, format 25 × 20 cm. 
Version française : 118 pages, ISBN: 9798331197612, 84€ HT,  https://www.blurb.fr/b/12033210-ellis-island-hospital.
Version anglaise : 116 pages, ISBN 9798881412623, 103€ HT https://www.blurb.fr/b/12033210-ellis-island-hospital, 
Voir aussi : Dominique Dal Bo-Rohrer, « Hôpital d’Ellis Island », dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2023, https://dicopolhis.univ-lemans.fr/.